• Un ciel si vaste, Sue Hubbard, traduit de l’anglais par Sylvie Doizelet (Mercure de France)

    www.wisbechstandard.co.ukVoici un roman qu’on pourrait dire assez typiquement anglais. Il y a une enfant pauvre et malheureuse, comme chez Dickens. Un jeune intellectuel homosexuel, comme chez Forster. La nature, comme chez les Brontë – une des premières lectures de l’enfant susdite.

     

    Mais ce ne sont ici ni la lande des Hauts de Hurlevent, ni les falaises d’Irlande comme dans Le Chant de la pluie, seul autre roman traduit de la poétesse britannique Sue Hubbard (1). Ce sont les Fens, région marécageuse et maritime du Lincolnshire. « Jamais je n’aurais imaginé qu’un endroit aussi désolé puisse exister sur terre », dit Freda. Elle a douze ans et a été évacuée là avec d’autres petits Londoniens, par crainte des bombardements : on est en 1939. Elle vient d’un milieu populaire, son père a quitté sa mère, sa mère n’a pas le temps de venir lui rendre visite, la seule à se soucier d’elle est sa grand-mère, et celle-ci mourra peu après le début du récit.

     

    Deux solitudes

     

    Voilà Freda dans le cottage isolé des Willock, couple particulièrement sinistre, qui l’accable de tâches ménagères – et ce ne sera pas le pire… « La seule personne sur qui [elle pourra] compter » sera Philip. Il a vingt-deux ans, est dépressif, objecteur de conscience, a grandi dans l’ombre écrasante d’un père héros de la guerre d’avant. Après avoir tâté des études et de la vie de bohème, il a échoué là lui aussi, et survit tant bien que mal dans un phare abandonné, où il s’adonne à la peinture.

     

    Deux solitaires, considérés avec méfiance par tout le monde, et que le solipsisme guette. La construction du récit mime leur enfermement chacun de son côté. Les chapitres à la troisième personne adoptant le point de vue de Philip alternent en effet avec ceux où Freda, quatre-vingt-sept ans, à présent, raconte ses souvenirs, dans la résidence pour personnes âgées où, après avoir exercé le métier de bibliothécaire, elle finit ses jours : « Je me joins aux autres, mais c’est dans ma chambre que je suis la plus heureuse, écrivant dans mon petit journal ». Elle s’y adresse à Philip, qu’elle n’a jamais revu depuis ses treize ans, en lui disant vous.

     

    Car les deux exilés aspiraient à s’évader, d’eux-mêmes autant que de leur environnement hostile, et tous deux ont été conduits l’un vers l’autre par ce besoin. Freda avait ardemment désiré porter, au Noël de l’école, les ailes en papier de l’ange Gabriel. Elle a trouvé une oie sauvage et blanche, blessée par Mr Willock comme elle-même le sera, d’une autre manière. Elle la soigne avec Philip, lequel a la passion des « canards siffleurs », « traquets pâtres » et autres « pouillots véloces » qui peuplent le marais…

     

    Grand air

     

    De beaux motifs poétiques parcourent ainsi le livre de Sue Hubbard, le structurant souterrainement. Chacun des deux personnages agit en silence sur l’autre : Philip s’ouvre à ses semblables, son pacifisme évolue, c’est à Dunkerque, en proie aux flammes de la guerre, qu’il trouvera pour finir son destin ; Freda change et se découvre en découvrant un monde auquel elle n’avait jamais eu accès (« Je savais que la personne que j’étais devenue était différente de celle que j’aurais été si nous ne nous étions pas rencontrés »). Mais tout cela ne pouvait avoir lieu que grâce aux convulsions de l’Histoire et, comme déjà dans le roman que je citais plus haut, au contact de la nature. Sue Hubbard écrit en poète. Comme dit le prière d’insérer accompagnant son livre, « il y a chez elle une grande lumière dans la langue, qui emporte tout ». Dommage que cette lumière nous parvienne filtrée par une traduction semée de fautes de syntaxe, de temps, voire de vocabulaire. Comme il est dommage que les notes, abondantes pour ce qui est des détails purement historiques, ne viennent jamais éclairer les nombreuses allusions, dans la partie du récit qui concerne Philip, à des figures de la vie culturelle britannique des années 1930-1940.

     

    Cependant la force poétique de l’écriture est suffisante pour que, malgré tous les écrans, le grand air des Fens nous parvienne. Ce monde de terre, d’eau et de mélancolie s’impose peu à peu comme un de ces paysages à la fois très concrets et à demi symboliques que la littérature anglo-irlandaise, de Yeats aux deux Eliot, excelle à peindre. Il est le troisième personnage du récit. « Réseau de rigoles sinueuses », « bras de mer cachés (…) bordés de massifs d’herbe drue », silence « rompu seulement par le cri occasionnel d’un oiseau de mer » construisent une métaphore obsédante de la solitude et de l’accablement des héros humains. Mais au-dessus se déploie, comme une promesse de liberté, « un ciel si vaste »…

     

    P. A.

     

    (1) Mercure de France, 2020, voir ici

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