• Divorce à l’anglaise, Margaret Kennedy, traduit de l’anglais par Adrienne Terrier, traduction révisée par Anne-Sylvie Homassel (La Table ronde/Quai Voltaire)

    www.visitbritain.comEn 2022, le même éditeur republiait un roman de 1950, Le Festin (voir ici). Cette année, en attendant, pour 2024, une troisième réédition de Margaret Kennedy, Les Oracles, voici ce Divorce à l’anglaise, paru en Grande-Bretagne en 1936, et en 1939 chez Plon, dans la même traduction, cependant révisée. Elle est, disons-le tout de suite, superbe, mise à part le fâcheux emploi de l’expression « classe moyenne » pour traduire l’anglais middle-class (lequel désigne, comme chacun sait, la bourgeoisie dans son ensemble).

     

    « Nous sommes seuls »

     

    Entre les deux romans, il y a la guerre, qu’on sent se profiler à l’horizon du dernier paru, lequel est aussi le premier dans le temps : certains des personnages sont des pacifistes militants, d’autres s’efforcent de venir en aide aux juifs allemands, d’autres encore trouvent que « la persécution ne rend pas nécessairement les gens plus sympathiques ». Les préoccupations politiques ou sociales sont pourtant beaucoup moins présentes dans Divorce à l’anglaise qu’elles ne le seront dans Le Festin. Ou si elles le sont, c’est de façon plus indirecte… Alec et Betsy ne s’entendent plus. Ils décident, d’un commun accord, de divorcer. Consentement mutuel alors inhabituel, et qui se révélera une chimère lorsque la mère d’Alec, laquelle « n’aurait plus qu’à mourir si son pouvoir sur autrui lui était retiré », s’en sera mêlée, provoquant sans le vouloir le départ de son fils avec Joy, la belle jeune fille chargée de veiller sur les enfants. Suit une période de déchirements féroces, soigneusement organisés par certains « amis » et attisés par la rumeur publique.

     

    Le divorce, en fin de compte, est celui de toute une famille. La fille, Eliza, choisira son père. Kenneth, le fils, sa mère dans un premier temps. Chacun devra, que ce soit à côté des autres ou non, repartir seul vers son propre destin. Car, comme cela est indiqué à plusieurs reprises, « on ne peut jamais atteindre l’esprit de l’autre. Nous sommes seuls ».

     

    « Guirlande de silhouettes »

     

    À l’inverse du Festin, qui tirera sa densité de l’unité de lieu et de temps, ce roman-ci multiplie les décors et se déploie sur plusieurs années, à partir cependant d’une première partie-matrice pendant la période privilégiée des vacances d'été, sur les côtes, cette fois, du Pays de Galles. Chez Margaret Kennedy les choses importantes se passent en été, dans un environnement naturel qui ne se laisse jamais tout à fait oublier : falaises, montagnes dont « les failles bleues du soir envahiss[ent] les pentes », « espace léger », « crépuscule s’amass[ant] sous les arbres » entourent un ballet de personnages formant à l’occasion « une guirlande de silhouettes (…) par-dessus la crête d’une colline ».

     

    Ce sont ces personnages qui font malgré tout l’essentiel du roman. On est dans le monde de la finesse : en un jeu savant de points de vue croisés, chaque figure se dessine avec une précision saisissante. Alec écrit des livrets d’opérette à succès, ce qui laisse augurer de sa faiblesse et de son charme. Betsy, à trente-sept ans, estime n’avoir jamais connu le bonheur : « On l’en avait grugée ». Le divorce et un second mariage lui permettront de lâcher la bride à son égoïsme et à son arrivisme. Les plus jeunes, ici aussi, sont les plus clairvoyants, et surtout les plus souples et les plus ouverts au changement. Kenneth, après un épisode probablement homosexuel et indéniablement calamiteux, saura passer de sa mère à son père pour se libérer progressivement des influences. Son ami Mark, d’abord imbus de lui-même, puis révolté contre l’ordre social, trouvera son salut dans le contact avec autrui au sein de l’armée. À la grande surprise d’Eliza.

     

    « Visage légendaire »

     

    C’est peut-être en fin de compte surtout l’histoire de cette jeune fille en train de devenir femme que nous conte Margaret Kennedy, composant un admirable portrait d’adolescente comme savent en tracer les romanciers britanniques. On la connaîtra « grosse », « sincère » et « optimiste » au sortir de l’enfance. Puis sûre d’elle et ravie de penser que « deux foyers dépend[ent] de son bon sens et de son égalité d’âme ». C’est seulement sous l’effet de son attirance pour Mark qu’elle s’ouvrira à autrui en découvrant l’amour.

     

    La dimension morale, qui caractérise l’univers de l’écrivaine anglaise, est bien là. On accède à soi et à son propre équilibre en se défaisant de l’égocentrisme, des préjugés et, surtout, de la domination des autres – de celle qu’on exerce comme de celle qu’on subit. C’est cela que devront apprendre, dans ce qui ressemble à un vaste roman d’éducation, tous les héros, à commencer, encore une fois, par les plus jeunes. De leur aspiration à vivre, de leur abandon à un désir libéré du narcissisme, Margaret Kennedy tire, par la grâce de quelques scènes au lyrisme discret, des moments d’authentique émotion. Ainsi de la très belle réconciliation qui, vers la fin du roman, rapproche définitivement Eliza et Mark sur fond de Schumann. Voyant un peu plus tard passer sa fille, Alec, non sans nostalgie, reconnaît « ce visage légendaire du bonheur, tourné vers le ciel serein »…

     

    P. A.

     

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