• depositphotos.comLe titre est un jeu de mots difficile à traduire, et dont le double sens apparaît mieux en anglais : The Lost Girls of Camp Forevermore… Ce Camp À-tout-jamais est un camp de vacances où des filles de dix à douze ans, d’origines ethniques et sociales diverses, s’initient à la vie sauvage. Lors d’une désastreuse excursion en kayak, cinq d’entre elles se retrouvent seules dans la partie inhabitée d’une grande île. Tout cela se passe sur ce que le texte français appelle « la côte nord-ouest du Pacifique », curieuse formulation, quand tout indique par ailleurs qu’on est au Canada, pays de Kim Fu, sur la côte nord-ouest du continent américain.

     

    Ce n’est là qu’une des nombreuses négligences qui déparent une traduction par ailleurs vigoureuse, dont l’autre problème est l’abondance des idiotismes et particularités lexicales propres au français du Québec, lesquels, pour le lecteur né à l’est de l’Atlantique, nécessiteraient quasiment des notes. Si les dynamiques éditions Héliotrope veulent poursuivre, comme c’est à souhaiter, leur diffusion sur nos rivages, elles devraient se pencher sur la question.

     

    Golding au féminin

     

    Voilà, c’est dit. Et il faut tout de suite ajouter que rien de tout cela ne parvient à occulter l’intelligence et le brio du roman de Kim Fu. Un roman qui pourrait presque passer pour un recueil de nouvelles, si son morcellement en tant que tel n’était pas au cœur de l’entreprise, dont il fait pour une part justement l’intérêt. De la nouvelle, le livre a au moins une caractéristique : il fait tenir cinq vies dans un espace (ici, relativement) restreint. Du roman, il a la diversité dans les lieux et les personnages, l’art de mêler les registres et les genres.

     

    Le premier, bien sûr, est celui de l’aventure enfantine en milieu hostile, que Golding, parmi d’autres, a illustré. Cinq fillettes de dix ou onze ans sont confrontées à la nature brute, à la réalité de la mort, aux exigences de la survie. On les voit tenter comme elles peuvent de se montrer adultes et rationnelles tandis que les instincts et la sauvagerie font leur retour inévitable au sein du groupe. Mais, alors que Sa majesté des mouches se cantonnait au huis clos de l’île déserte et s’achevait avec la découverte et la libération des jeunes garçons naufragés, son pendant féminin par Kim Fu suit, comme le faisait, autrement, le remarquable Okoalu (1) de Véronique Sales, le destin des personnages jusque dans leur âge adulte.

     

    Avant et après

     

    De ces cinq (ou six ?) héroïnes, aucune ne s’inscrit dans un type. Certes, Siobhan est la plus mûre et la plus subtile, Andee la plus énergique et la plus violente, Dina, convaincue d’être « un diamant dans une mine inexploitée », la plus narcissique et la plus frivole ; Nita, hyperactive, a un tempérament de « leader », comme elle-même, à onze ans, l’affirme ; Isabel, « l’air d’un hibou sans âge », est la plus étrange et la plus sensible. Mais chacune, au cours de son existence, sera confrontée à des êtres ou à des événements singuliers (l’amour inconditionnel et étouffant d’un chien, une expérience théâtrale et amoureuse, une sœur tombée en dévotion…) ; et ces rencontres vont révéler, sous un jour étrangement oblique, une part de leur moi profond sans en effacer les zones d’ombre.

     

    Au passage, la jeune écrivaine canadienne explore plusieurs univers : le mannequinat tel qu’il se pratique à Hollywood ; les marges de l’Amérique cabossée ; le lycée, la fac et la découverte, en général peu jubilatoire, de la sexualité (« Elle regarda ses mains descendre jusqu’à son abdomen (…), une légère pression, un frisson désagréable, une araignée parcourant une pierre tombale »)… La précision et la cruauté des évocations, la justesse des détails, le faux détachement du ton suffiraient à faire de Cinq filles… une réussite. Pourtant, c’est la construction d’ensemble qui donne au récit sa vraie profondeur. L’aventure au camp et dans l’île est divisée en cinq parties, alternant avec celles qui sont consacrées à la vie des protagonistes parfois avant, le plus souvent après – l’une d’entre elles étant, dans un pas de côté supplémentaire, pratiquement remplacée par une autre (Kayle, la sixième, bien qu’absente de l’épopée enfantine, éclipse en effet sa sœur Andee).

     

    Seuls au monde

     

    Que nous dit ce savant désordre ? Il suscite, de façon quasiment mécanique, une réflexion sur la vieille question du hasard et du déterminisme. Car le lecteur est comme tout le monde, maniaque de la cause et de l’effet. Il cherche le traumatisme et guette son retentissement. Et, dans certains cas, ce qui s’est passé au camp explique bel et bien toute la vie ultérieure de la campeuse. Dans d’autres, cependant, c’est un caractère constitué dès le départ qui éclaire la conduite de l’enfant dans l’île infernale, comme la suite de sa vie, en un curieux effet rétroactif, le révélera. Ce caractère apparemment inné peut parfois sembler dû à une structure familiale ou à l’influence d’un milieu social. D’autres fois, rien ne l’explique…

     

    On le voit, la romancière, là encore, s’applique à déjouer tout ce qui pourrait être préétabli, prévisible ou démonstratif. L’impression générale est qu’au fond on ne sait pas. Comme les petites campeuses, on est dans un monde énigmatique et comme livré au hasard. Et ce que dit aussi ce fractionnement du récit, ce que disait déjà cette lutte pour la survie dans un groupe qui se révélera une simple somme d’égoïsmes, c’est que, dans le monde privé de sens, chacun est seul. Si par hasard une relation profonde entre deux êtres se noue, elle en viendra à se relâcher ou un deuil brutal y mettra fin.

     

    Cruauté, là encore, sens du tragique ?... Des denrées qui se font rares dans le roman contemporain. Quand elles s’associent, comme ici, à l’empathie et au respect pour les personnages, elles sont pourtant, c’est une jeune auteure qui nous le rappelle, des ingrédients précieux de la littérature.

     

    P. A.

     

    (1) Vendémaire, 2021, voir ici

     

    Illustration : dans l'île de Vancouver (Colombie Britannique)

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  • erratanaturae.comLe hasard objectif n’est pas seulement une invention poétique d’André Breton. Il se manifeste parfois. Voici quelques semaines, dans une des nouvelles d’En un souffle, de Daniel Argelès (voir ici), je rencontrais pour la première fois le nom de Gertrud Kolmar (1894-1943). Quelques jours plus tard, Alain Lercher, auteur de plusieurs essais et poète lui-même, m’adressait l’ouvrage qu’il vient de consacrer à cette auteure allemande, juive, morte à Auschwitz, et qui, comme il le rappelle, a sa rue à Berlin, perpendiculaire à la rue Hannah Arendt. Un tel sujet, une pareille insistance du hasard réclamaient que je fasse exception à mon intérêt habituel pour le roman.

     

    Une vie en Allemagne

     

    Le titre résume l’entreprise, dans sa double dimension. Il s’agit de relater, honnêtement, scrupuleusement, c’est-à-dire simplement, sans en faire un roman biographique ou, pire, y mêler sa propre autobiographie, la vie de Gertrud Kolmar. Et, comme c’est une vie de poétesse, on suivra en même temps les étapes de l’œuvre, dont on verra se déplier les figures et les thèmes. Mais le même titre dit aussi d’emblée quelque chose du ton de l’essai proprement dit, de l’empathie et de l’indignation qui l’animent. On peut les trouver un peu insistantes, s’agissant de faits connus et qui parlent trop bien par eux-mêmes. Cependant Alain Lercher nous dirait sans doute que dans un pays où, de façon générale, l’oubli de l’Histoire et de ses leçons semblent en constant progrès, il s’adresse de surcroît aux plus jeunes générations. Il n’aurait pas tort.

     

    Le texte déroule donc l’existence de Gertrud Chodziesner, que son père, en lui offrant, en 1917, la publication de son premier recueil, rebaptisa Kolmar, du nom donné par les Prussiens au village de Chodziesen, en Posnanie, d’où la famille était issue. Une famille bourgeoise et berlinoise parfaitement assimilée. Le père est avocat, la mère fille d’industriels, Walter Benjamin est le cousin germain de Gertrud. Si celle-ci exprimera, les années sombres venues, son sentiment d’appartenance au judaïsme comme à un « peuple », ce ne sera jamais sur le mode religieux. Après les études, suivies d’un séjour en France, c’est l’événement traumatisant qui va marquer toute sa vie : un avortement. Et, presque aussitôt, ce sont les premières œuvres et les premières publications.

     

    Très vite, cependant, ce récit de vie se confond avec l’histoire, exemplaire et glaçante, d’un piège en train de se fermer. En 1933, les nazis arrivent au pouvoir. En 1935, les lois de Nuremberg formalisent les persécutions antisémites. En 1938, Gertrud et son père, resté veuf, sont contraints de quitter leur villa et son grand jardin. Pour ne pas l’abandonner elle renonce à fuir en Angleterre et, de là, en Palestine, comme elle en avait le projet. En 1941, elle est astreinte au travail en usine. Il meurt à Theresienstadt en 1943. Quelques mois après, elle disparaît dans un convoi pour Auschwitz. Dans son avant-dernière lettre connue, elle écrivait : « Il est magnifique de se retourner au bout de la Pariser Strasse pour regarder derrière soi la Ludwigskirche sur un fond de couleurs carmin et lilas délicatement déposées »…

     

    « Oui par avance »

     

    La correspondance est une part importante de l’œuvre, en partie publiée (et traduite), en partie perdue, en partie sauvée par la famille. Une œuvre où dominent pourtant les poèmes, groupés par cycles. On y retrouve sans cesse la figure obsédante de l’enfant mort (« Je viens du jardin, / J’emporte une bêche, / J’étais près des symphorines blanches, / Et j’ai creusé un trou »), l’évocation du monde naturel et surtout animal, l’amour (« Ton passage est resté dans mes jours, / Comme s’accroche à une robe un parfum / Qu’elle ne connaît pas, ne calcule pas, seulement accueille, / Pour toujours le porter »).

     

    Plus étonnant, un ensemble de poèmes est consacré à Robespierre, sur lequel notre auteure a écrit aussi un essai. Mais il y a bien des choses étonnantes chez Gertrud Kolmar. Cette fille dévouée, qui deviendra, à l’usine, une ouvrière zélée, se dit « libre, par-delà [sa] servitude », car elle « approuv[e] » son destin – « Même si je ne le connais pas encore, je lui ai répondu oui par avance ». Et, en même temps, rien de docile ni de conventionnel chez cette grande sensuelle, qui vivra, dans la fabrique de carton où se manifeste son goût pour le travail bien fait, une ultime histoire d’amour. Il y a en elle une violence singulière, présente notamment dans ses rares récits : Suzanna (1939-1940) (1) et, surtout, La Mère juive (1930-1931) (2), court roman expressionniste, invraisemblablement sinistre, dont l’esthétique évoque le cinéma de Lang et de Murnau.

     

    Dans un va-et-vient constant entre Histoire, vie personnelle et œuvre, Alain Lercher brosse à petites touches le portrait de cette femme contradictoire, énigmatique, qui « ne voulait pas être écrivain » mais se savait poète. Expression tragique et quintessenciée, à sa manière, de son époque. À lire et à méditer pour son œuvre autant que pour sa vie.

     

    P. A.

     

    (1) Traduction Laure Bernardi, Farrago, 2000

    (2) Traduction Claude-Nicolas Grimbert, Farrago, 2003

     

    Illustration : Gertrud Kolmar, vers 1928

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  • en.kinorium.comPersonnage méconnu chez nous et singulier que Brigid Brophy (1929-1995)… Féministe, prônant le mariage homosexuel bien avant l’heure, heureusement mariée à un historien d’art mais entretenant une liaison avec Iris Murdoch, elle est l’auteure d’essais et d’une dizaine de romans, « souvent érotiques », dit l’éditeur, et « marqués par l’influence de Sigmund Freud ».

     

    Ce roman-ci, ajoute-t-il, paru en 1964 (première édition française en 1967), « fit scandale lors de sa publication ». L’influence de l’inventeur de la psychanalyse n’y sauterait pourtant pas d’abord aux yeux, n’était la présence assez directe de la sexualité et son imbrication avec la mort. Ainsi, peut-être, que le retour insistant d’une question : jusqu’où Don Juan est-il allé avec Donna Anna avant que celle-ci le chasse de sa chambre en appelant au secours son père, le Commandeur ?

     

    « Vers le lit le plus proche… »

     

    L’opéra de Mozart prête sa musique à l’histoire d’amour et de séduction que nous conte l’écrivaine anglaise. Dans leur vaste et luxueuse demeure londonienne, Anne et Tom-Tom donnent un bal masqué pour le réveillon. Thème : le XVIIIe siècle. Parmi les invités figurent Anna K. en Dona Anna, un homme masqué et costumé, dont on ne verra qu’à peine le visage et dont on ignorera toujours le nom, en Don Juan, la jeune Ruth en Chérubin, son amoureux, Edward, en Casanova. Pris dans la logique de leurs rôles, Anna et « Don Juan » s’attirent, se rapprochent, ont de longs dialogues brillants et obscurs, tandis qu’en contrepoint le bal suit son cours et que Ruth cède pour la première fois à Edward, dont c’est la première fois aussi. Les deux héros principaux s’éclipsent pour aller chez lui faire l’amour (« J’ai perdu toute honte, dit-elle. J’ai tout simplement envie de vous emmener vers le lit le plus proche »). Sans lever le masque pour autant (« Que saurions-nous vraiment de plus si nous savions tout l’un de l’autre ? »). Ensuite ils retournent à la soirée.

     

    « Vous comprenez, n’est-ce pas, que vous ne pouvez pas simplement disparaître… vous en aller… à la fin de ce bal ? » lui dit-il. Le fera-t-elle ? Laissons la surprise au lecteur, même si nous ne sommes pas chez Agatha Christie. Nous sommes dans quelque chose d’assez peu traditionnellement britannique, et qu’un mot résume : baroque. D’abord de par les thèmes. Masques et théâtre, bien sûr. Jeux de miroirs et redoublement. L’histoire de Ruth et d’Edward est parallèle à celle d’Anna et « Don Juan », et ce parallélisme se complique d’une double attirance transversale. « Ne peux sûrement pas m’imaginer aimant Anna K. », écrit Ruth dans son journal, bel exemple de dénégation ; et Edward : « Je crois que c’est une femme terriblement séduisante ». Quant à Anna elle-même, elle est quasiment éprise d’Anne, l’hôtesse, dont elle a épousé l’ex-premier mari. Cherchant « le lit le plus proche », elle entraîne « Don Juan » dans la chambre de cette amie, qu’elle surprend, comme par hasard, fort occupée avec son propre époux actuel.

     

    La boule et la spirale

     

    C’est l’histoire de trois femmes, dont nous adoptons les points de vue en alternance. C’est l’histoire de trois couples, incarnant trois âges de la vie, dont le caractère fugace fournit au récit une véritable basse continue : on est au moment du passage d’une année à l’autre, Anna et « Don Juan » sont dans l’équilibre précaire de l’âge mûr, Anne et Tom-Tom sont au bord de la vieillesse ; pas vraiment de satire sociale ici, mais la vanité de l’existence humaine maintes fois soulignée (« Quelque chose d’affreux s’attache à tous les gens de ce monde (…). On dirait des atomes qui semblent tourner en rond sans aucun but »). Et le jeu du noir et du blanc achève de composer une atmosphère élégamment funèbre : blanc de la peau sous une robe noire, costumes d’Edward et de Ruth, l’un en noir, l’autre en blanc ; blanc de la neige finale, et de la boule de neige lancée par Ed à Anna, justement, ainsi que lui-même l’avoue, parce qu’il la trouve si « séduisante ».

     

    Le baroque réside aussi dans un mode de construction qui feint de prendre cette figure de la boule pour modèle. Dans ce quasi huis clos, tous « tournent en rond » et seront à la fin aussi seuls qu’au début. Cependant la fin sera aussi ouverture vers le monde extérieur et vers un avenir inconnu mais fatal. La boule est trompeuse, elle a la fragilité de la neige. La figure-programme ici est la vraie figure baroque : la spirale.

     

    Spirale et tourbillon de la danse, bien sûr. Et singulièrement celle de l’écriture. Il n’est que de lire la première page, où l’on voit d’abord s’ouvrir une porte à deux battants, laquelle laisse passer une chaise à porteurs, dont on découvre le toit, comprenant à cette occasion qu’on la voit de haut – par les yeux d’Anna, apparaît-il enfin… La virtuosité et l’art de la surprise se retrouvent ensuite tout au long du roman. Notamment dans les descriptions et les portraits. Qui contemple le visage d’Anna doit « s’aguerrir pour arriver à tolérer un visage tragique, dont le tragique résid[e] dans ces traits de bébé à demi formés qui, ébauchés séparément, puis fortement comprimés, [ont] finalement glissé ou été tordus de côté ». Vu en contre-plongée, le visage d’Anne « paraît plus charnu que jamais, un grand pain de pâte formant des plis horizontaux, la tête d’en angelot malfaisant, presque maléfique, vue dans un miroir déformant, un génie de la terre, un génie d’argile ».

     

    Anna, caressant le corps de « Don Juan », « tel un musicien raclant les interminables rythmes de Bach », se sent entraînée « au-delà du point de non-retour, subissant un acte aussi involontaire qu’éternuer, s’endormir ou mourir ». On est au-delà des plaisirs de la chair, de l’anamorphose ou de l’humour. La note grave est toujours là. Et le dernier mot du roman sera : « mort ».

     

    P. A.

     

    Illustration : photo du film de Joseph Losey, Don Giovanni (1979)

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  • thelondonher.wordpress.comAvant qu’il ne se convertisse au récit de montagne, Paolo Cognetti avait publié Sofia s’habille toujours en noir (1), où certains avaient vu une suite de nouvelles reliées entre elles par la présence du personnage éponyme. Aujourd’hui, l’écrivain italien nous donne un court roman qu’on pourrait presque considérer comme une longue nouvelle. Les sources d’inspiration évoquées par l’auteur dans sa longue note finale confirment d’une certaine façon cette impression : Flannery O’Connor, Raymond Carver…

     

    Des écrivains américains, comme l’est le réalisateur Terence Malick, dont le film La Balade sauvage (1973) est également cité. Sommes-nous en Italie ou en Amérique ? Nous sommes dans une étrange Amérique italienne. Tout se passe dans la vallée de la Sesia, affluent alpin du Pô, en dessous du mont Rose, déjà présent à l’horizon dans La Félicité du loup (2). Mais il y a beaucoup de voitures, de motos, d’alcool, il y a deux frères amis-ennemis, le souvenir d’un père écrasant, une violence sous-jacente qui ne demande qu’à jaillir… À propos de la Valsesia, Cognetti nous dit : « Cette vallée me semblait l’endroit idéal pour devenir mon Nebraska ». De son propre aveu, le principal point de départ du livre est en effet le disque de Bruce Springsteen intitulé Nebraska (1982), qui égrène les ballades-récits pleines de couples en souffrance, de fils coupables, de pauvreté, de mélancolie, sur fond de guitare acoustique et d’harmonica déchirant.

     

    Chanson triste

     

    Italie du Nord ou nord de l’Amérique ? Roman ou nouvelle ? Nouvelle ou chanson ?... Quelque chose de musical, en tout cas. Par le lyrisme, toujours retenu, « squelettes de bois », « crêtes rougies », montagne encore éclairée quand le reste est dans l’ombre, et dont un personnage nous dit : « Elle était comme la maison de mon père dans mon rêve, haute, belle, lumineuse » (3)… Cependant la composition aussi, l’alternance des points de vue et des modes narratifs, font de ce roman ou de cette nouvelle une manière de récit choral, où les voix se répondent.

     

    Les deux frères s’appellent Luigi et Alfredo, grandis tous deux près d’un père taciturne, dans un lieu écarté, qui s’appelle, comme dans La Félicité du loup, Fontana Fredda. Alfredo a fait de la prison, est parti travailler dans les forêts canadiennes, vient de rentrer. Luigi est resté, est devenu garde dans l’équivalent de l’O.N.F., a épousé Elisabetta, Milanaise cultivée, qui attend une petite fille. Mais Alfredo, il y a longtemps, a été le premier à sortir avec Elisabetta…

     

    Près de la vieille maison où le père s’est tué, il y a peu, d’une balle dans la tête, on va aménager des pistes de ski. Sans l’informer de ce dernier détail, Luigi a proposé à son frère de lui racheter sa part de la propriété pour cinq millions de lires. Alfredo découvre cependant la vérité : « Je comprends que mon frère est en train de m’arnaquer. Cinq millions de lires pour une baraque qui donne sur les pistes ? Un an après, il la vend à cinquante ».

     

    Luigi culpabilise, Alfredo n’accepte qu’en surface, tous deux boivent beaucoup, Elisabetta se lassera bientôt de cette vie… Le récit ne raconte pas grand-chose de plus : il dessine une situation, la laisse flotter et diffuser une atmosphère de sourde désolation – la mosaïque des points de vue accentuant le sentiment de la solitude de chacun.

     

    Le mélèze et le sapin

     

    Le père avait planté deux arbres à la naissance de ses fils. Un mélèze pour Luigi, un sapin pour Alfredo. « Toi, le mélèze, ton destin est de grandir au soleil, tu te hisseras haut, dur et fragile » ; « Toi, le sapin (…), tu deviendras sombre, mais fort et résistant ». Alfredo abat le sapin qui le représente. On va abattre bien des arbres, pour faire les pistes. Alfredo, qui s’est fait tatouer sur l’épaule une tête de loup, songe aux Indiens du Canada : « C’étaient des loups et ils en ont fait des chiens errants ». Les loups intéressent décidément beaucoup Paolo Cognetti, et le plus beau chapitre de son livre est peut-être le premier, écrit au point de vue d’une chienne qui s’enfuit pour suivre un chien errant et dangereux, pris pour un loup par les habitants de la vallée. Quand elle revoit les hommes ou les chiens des hommes, la fugitive est prise d’un « sentiment encore inconnu », « une sorte de nostalgie »…

     

    Les animaux ensauvagés ont le regret des hommes ; les hommes regrettent la nature perdue, « boire le[s] reconnect[e] à [leur] côté sauvage ». Cette double nostalgie, ce regret d’une harmonie impossible sont au cœur du livre de Paolo Cognetti. Ils donnent son climat à ce Nord paradoxal, dont ils font le lieu d’un exil constitutif.

     

    P. A.

     

    (1) Liana Levi, 2012, voir ici

    (2) Stock, 2021, voir ici

    (3) Rappelons qu’une des plus émouvantes chansons du disque de Springsteen s’intitule My Father’s House. Pour l'écouter, voir, par exemple, ici.

     

    Illustration : dans la Valsesia

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  • www.asia.frIl faut quand même le dire, au risque de choquer : la littérature semble souffrir d’un excès de mères. On ne compte plus en effet depuis quelque temps les ouvrages que des filles ou des fils consacrent à leur génitrice pour la seule raison qu’elles le sont. Certes, il y a des chefs-d’œuvre en la matière… Seulement tout le monde n’est pas Charles-Louis Philippe ou Albert Cohen, et la sincérité n’a jamais constitué en soi une garantie d’intérêt.

     

    Vous me direz que je suis mal venu de me plaindre, moi dont le premier livre publié s’intitulait Comment briser le cœur de sa mère (1). Mais, comme mon titre le suggère, il y a fils et fils. Surtout, il y a histoire de mère et histoire de mère. Pour une Marie Sizun, qui, dans le récent 10, villa Gagliardini (2), trace de sa mère un portrait que ses nuances et ses zones d’ombre contribuent à rendre réellement émouvant, combien d’hagiographies toujours à l’extrême bord de la mièvrerie et du sentimentalisme. Donnez-nous de mauvaises mères ! se prend-on souvent à soupirer. À nous, Folcoche, madame Lepic, madame Vingtras !… La plupart du temps, c’est en vain.

     

    Entre deux mondes

     

    Au moins faudrait-il, pour que tous ces hymnes à la mère donnent vraiment envie d’être lus, qu’autre chose vienne s’y mêler. Michelle Zauner, chanteuse du groupe de rock Japanese Breakfast, une des cent personnes les plus influentes au monde d’après la magazine Time, raconte la mort de sa mère dans ce qu’elle appelle un « essai » – cependant, la traductrice pensant qu’un pasteur est un « prêtre », qui célèbre la « messe », et qu’« eulogie » veut dire en gros éloge funèbre, il y a lieu de rester prudent… La jeune auteure américaine évoque les souvenirs, les souffrances, les étapes de la maladie, le chagrin. Tout cela est sincère, vécu, touchant. Mais, heureusement, il y a aussi dans son livre la Corée, la cuisine et le narcissisme.

     

    Si le père de Michelle est fondamentalement et typiquement américain, sa mère, rencontrée et épousée par lui à Séoul, était coréenne. Et l’enfance de notre auteure s’est déroulée entre Eugene (Oregon) et les vacances d’été au pays maternel, parmi grand-mère, tantes et cousin. Elle décrit finement son rapport complexe à une langue qu’elle regimbait à apprendre lors des leçons du vendredi, mais qui l’a suffisamment imprégnée durant ses toutes premières années, passées dans la capitale coréenne, pour que « des petits bouts de coréen existent simplement quelque part dans [son] esprit – des mots imprégnés de leur sens pur ». Et ce rapport à la langue est une des formes que prend sa relation singulière à sa propre identité. L’enfant puis l’adolescente ont regretté de ne pas « être blanches », souffert de la curiosité des autres, craint que les garçons ne s’intéressent à elles que par « fétichisme ». À d’autres moments, c’était le regret de ne pas être assez coréenne qui s’imposait. « Je ne pourrais jamais faire partie des deux mondes », analyse rétrospectivement celle qui nous parle. « Moitié de l’un, moitié de l’autre, j’étais susceptible d’être éjectée [par] quelqu’un de complet ».

     

    Tteokbokki et champignons

     

    Dans cette oscillation entre deux images de soi et deux cultures, la nourriture joue un rôle clé. C’est la grande originalité du livre de Michelle Zauner : on y essuie des pleurs (beaucoup) mais on y parcourt aussi des supermarchés. Et c’est pour y chercher du « riz en rondelles », des « bocaux géants d’ail égoussé », des « raviolis vapeur », du « tteokbokki » et du « gochujang »… La cuisine, celle de la mère, celle des tantes ou des restaurants de Séoul, comble la distance entre l’Amérique et l’autre culture. Aimer la cuisine coréenne, c’est séduire la mère. Le rapport avec elle passe par la nourriture, et la quête d’identité passe par ce rapport, avec un Autre qu’il s’agit d’intégrer à soi – d’ingérer.

     

    Le récit est semé de recettes. La seule allusion à l’histoire chaotique du pays maternel est amenée par la mention d’une « spécialité [culinaire] nord-coréenne » importée au sud par « les rescapés de la guerre de Corée ». Après la mort de la mère, le deuil passe encore par la cuisine, activité dans laquelle l’auteure-narratrice se réfugie, suivre et appliquer les recettes d’une youtubeuse coréenne se révélant plus fructueux que la thérapie vite abandonnée.

     

    « Le temps que je ne consacrais pas à (…) cuisiner de nouveaux plats ou à trier des affaires, je le passais au petit cottage au fond de la propriété, où je composais des chansons »… Le titre le suggère aussi, il est dans ce livre davantage question de la fille que de la mère. C’est, avant tout, l’autobiographie d’une jeune femme d’aujourd’hui, qui revient, dans des tonalités nerveuses et enjouées, sur son enfance de « fameuse chipie » se cachant « dans les rayons des grands magasins » et « tap[ant] des crises en public », puis sur son adolescence, quand, après avoir « volé la voiture » de ses parents, elle rentrait « ivre, défoncée aux champignons », voire « atterris[sait] dans le fossé ». Avec la mère, tout n’a pas toujours été rose. Il y a eu des disputes.  (Michelle Zauner est très bonne dans les scènes de dispute. Et le voyage qu’elle fait seule au Vietnam avec son père, en plein deuil, aurait pu faire une nouvelle.)

     

    Ensuite c’est la jeunesse bohème, les débuts poussifs d’une carrière qui va démarrer brusquement (3), la rencontre de Peter, le mariage… Un passage du récit en saisit bien toute l’ambiguïté : la mère était l’« archive » de l’auteure ; elle prenait soin  de « préserver les preuves de [son] existence ». « C’est finalement très cyclique et doux-amer, pour une fille (…), de se retourner et [de] documenter la vie de son biographe »… L’envers de la piété filiale, c’est le culte de soi. Michelle Zauner en est bien consciente. Cela fait de son « essai » un objet littéraire contradictoire – donc, séduisant.

     

    P. A.

     

    (1) Fayard, 1997

    (2) Arléa, 2024, voir ici

    (3) Celles et ceux qui n’auraient jamais entendu Japanese Breakfast peuvent, comme moi, rattraper leur retard en cliquant ici ou ici.

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