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Manhattan Project, Stefano Massini, traduit de l’italien par Nathalie Bauer (Globe)
Qu’est-ce que ce texte ? Un « projet destiné également au théâtre », dit la quatrième de couverture. En effet, précise-t-elle, Stefano Massini « est l’un des plus grands dramaturges contemporains et l’auteur italien le plus représenté sur les scènes du monde entier ». Lui-même, dans une introduction, indique avoir déjà écrit plusieurs pièces sur le même thème, dont une « en vers ». Ce gros livre, dont les quatre parties portent des titres inspirés de l’Ancien Testament (Le Livre des patriarches, Le Livre des rois, etc.), et qui pratique le retour à la ligne, doit-il être considéré comme écrit lui aussi en vers ? N’est-ce pas plutôt de la prose coupée (1) ? Dans un cas comme dans l’autre, s’agit-il de théâtre ?...
Il s’agit d’un texte. Où il est question de l’invention et de la fabrication de la première bombe nucléaire. Du « Comité » secret chargé de la mettre au point, où l’on trouve quatre savants juifs hongrois ayant fui Hitler pour New York, un financier américain, juif également, un coordinateur spécialiste des variables, et protestant, le fameux Oppenheimer, enfin, qu’on ne présente plus. Le livre, dit toujours la quatrième de couv’, « reconstitue les sept années, de 1938 à 1945, qui ont mené à l’explosion de la bombe ». Mais il ne procède ni par la fiction ni par le récit. En fait, il n’a pas recours à la représentation. Personnages et situations existent uniquement par les mots – les images sont court-circuitées.
Homérique
Par les mots, c’est-à-dire par le rythme qu’ils créent, par leur déploiement sur l’espace de la page au gré d’innombrables répétitions :
« L’énergie
ce qui arrive si cette énergie
en produit une autre
et une autre
et une autre
et une autre
et une autre… »
Parmi ces répétitions, certaines font office de refrains au sens le plus musical du terme, et constituent parfois de ces épithètes qu’on qualifie d’homériques et qui servent à caractériser, dans des œuvres destinées à être écoutées plutôt que lues, chaque personnage. L’un de nos savants a un tic, l’autre un trait psychologique particulier, l’autre une façon de parler, ainsi de suite, et les termes exacts décrivant ces singularités reviennent à chaque fois que le personnage en question intervient.
Cet ancrage dans l’oralité n’est pas gratuit. Nous entendons, de la première à la dernière page, une voix, dans laquelle retentissent d’autres voix. Et ce flux de paroles renvoie, plutôt qu’au théâtre, à cet autre genre oral, du moins à l’origine : l’épopée. La raison de la prose coupée ou, si l’on préfère, des vers libres, pour une fois parfaitement justifiés, est là.
Biblique
Parmi toutes les épopées on pense ici surtout à l’épopée par excellence : la Bible. Les titres des différentes parties, les constantes allusions au judaïsme, voire au protestantisme, y incitent, comme les images et les catégories dans lesquelles les héros eux-mêmes pensent leur destin. Vannevar Bush, organisateur du Comité et par ailleurs l’un des inventeurs de l’ordinateur, sait « que pour tout homme / arrive tôt ou tard / un moment / (…) / où soudain / (…) / vous découvrez / ce que l’Éternel exige de vous ». Et Wigner, membre hongrois du même Comité, déclare à Oppenheimer : « Il m’arrive de penser, Robert, / que nous sommes pareils aux prophètes / aux rois / aux patriarches : / rien n’a changé, excepté les détails ».
Cependant cette épopée biblique est aussi une épopée de la matière. L’expérience spirituelle y est inséparable de l’exploration scientifique du monde. Celle-ci est approchée d’une manière jamais documentaire ou didactique. C’est par le biais de la poésie qu’elle se donne à appréhender, résumée en formules d’une force d’évocation saisissante : « Moi, j’entre là où personne n’est encore allé : / dans le dedans du dedans du dedans », dit un des héros. Et un autre : « Les historiens étudient le quand / les géographes le où / les philosophes le peut-être / mais les physiciens le si : / ce qui arrive si ».
Éthique
Chacun cherche « l’équation de sa personne » « dans les profondeurs de la matière ». Le problème éthique ne fait l’objet, lui non plus, d’aucun discours, cependant il est toujours là, déplié dans toute sa complexité : « Qu’arrivera-t-il si les nazis réussissent eux aussi ? »… « Nous vivrions tranquilles et heureux / protégés par cette arme / comme bercés dans le giron de maman »… « Tel est le chemin le plus simple : / accepter l’unique règle du tournoi / soit : "mort à outrance" »… Entre devoirs, intérêts, scrupules, tous sont divisés (« Une partie de moi-même prie pour que je réussisse / une autre semble saboter le projet »).
Ce conflit ajoute à la tension du très long compte à rebours auquel peut se résumer le livre : les recherches piétinent et l’angoisse morale monte tandis que la guerre se poursuit et que les victoires japonaises ou nazies se multiplient. Pas de solution au conflit entre impératifs contradictoires, pas de discussions ni de grandes scènes argumentatives : l’écriture, sans arrêt tendue elle-même en dépit ou à cause de son caractère fragmenté, confère au problème, du fait de contourner ou d’enjamber l’imaginaire, une existence quasi objective, une densité matérielle. Stefano Massini pratique un réalisme sans réalité représentée, un suspense sans identification, et prouve qu’on peut parfaitement raconter en se passant de la narration.
P. A.
(1) Voir ici
Tags : Manhattan Project, Stefano Massini, roman italien, prose coupée, rentrée 2023
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