• La Stupeur, Aharon Appelfeld, traduit de l’hébreu par Valérie Zenatti (L’Olivier)

    photo Pierre AhnneChez Aharon Appelfeld, l’Histoire est toujours là, mais toujours dans une sorte d’étrange distance. On est dans son ombre, et son ombre est plus vraie qu’elle-même. L’Histoire, c’est la naissance de l’État d’Israël, dans Le Garçon qui voulait dormir (L’Olivier, 2011, voir ici). C’est la Shoah, bien sûr, dans le même roman ou dans l’admirable Tsili (Belfond, 1989, voir ici). Le grand auteur israélien parle toujours de la catastrophe qu’il a vécue, mais il a inventé une façon d’en parler qui n’appartient qu’à lui. Pour en explorer le retentissement, unique, et universel parce qu’unique, il procède à un double déplacement : les faits, sans être absents, se trouvent repoussés dans une manière d’arrière-plan, tandis que le récit s’installe dans une dimension parallèle à celle de la réalité ou du réalisme.

     

    « Des lueurs guérisseuses dans le ciel… »

     

    C’est le cas de façon exemplaire dans ce dernier roman, publié en 2017, un an avant la mort de l’écrivain, et traduit aujourd’hui. L’intrigue tient en peu de lignes. Elle se situe quelque part en Bucovine, terre natale d’Aharon Appelfeld. Irena est une jeune paysanne mariée à une brute. Un jour, elle trouve ses voisins, les Katz, alignés, debout, devant leur magasin, sous la garde du gendarme Illitch. Ordre des Allemands. « On ne transgresse pas un ordre donné par les Allemands ». D’ailleurs, vu que « ce sont des gens cultivés », « ils n’élimineront que les méchants et les profiteurs ». Le couple et ses deux filles sont contraints de se mettre à genoux. On les oblige à creuser une fosse. Ils y seront pour finir ensevelis après avoir été nuitamment assassinés, comme tous les juifs de la contrée.

     

    Ce meurtre marque une rupture dans la vie d’Irena. Elle trouve soudain le courage de fuir le village et son mari persécuteur. Commence un parcours initiatique qui la conduit d’abord chez sa tante Yanka, laquelle vit seule dans la forêt et lui apprend qu’« il y a des lueurs guérisseuses dans le ciel » ; puis chez « le Vieux », qui lui déclare : « Celui qui s’immerge dans l’eau de la rivière et contemple les arbres poussant le long de ses rives retrouve quelque chose de son monde d’amour perdu ». À partir de là, Irena erre par les campagnes, allant d’auberge en auberge et répétant partout : « Jésus était juif (…). Celui qui s’en prend aux juifs s’en prend au corps de Jésus. Maintenant que les juifs ont été assassinés, il faut faire attention à leurs esprits ». Les femmes, paysannes ou prostituées, l’écoutent. Les hommes la chassent et la brutalisent. Elle mourra du typhus, haïe des uns et vénérée des autres.

     

    « Des visions se sont nichées en moi »

     

    On voit d’où vient ce personnage. Il s’inscrit dans la tradition slave des êtres simples qui, illuminés, se voient revêtus d’une dimension christique. Tout le livre se déploie dans l’espace de cette contradiction entre simplicité et mysticisme. Tout est à la fois concret, quotidien, et baigne dans une atmosphère tenant à la fois du conte merveilleux et du récit biblique. Pas un soldat ni un occupant dans cette étrange campagne. Où sommes-nous ? Dans l’Histoire et hors de l’Histoire. Dans la réalité et dans le rêve, l’écriture, alternativement de ruptures et de glissements, effaçant toute solution de continuité entre l’une et l’autre. « Un épais silence recouvrait de nouveau la cour et la maison. Irena se souvint de son cauchemar matinal », dit le narrateur. Ou encore : « Les lueurs bleutées du soir flottaient sur les cimes, faisant surgir en elle d’autres années qui s’étaient effritées… » À chaque fois, le silence ou le soir réels sont de plain-pied avec le cauchemar ou le passé revenu. « Des visions se sont nichées en moi avec leur flot de couleurs et elles ne me laissent pas en paix », explique Irena. Et, à propos des juifs assassinés : « Il faut les laisser s’installer aux fenêtres, marcher dans leurs cours ou leurs maisons abandonnées ».

     

    Car on est aussi, naturellement, en même temps parmi les vivants et au milieu des morts. « Leurs visages ne me quittent plus », dit l’héroïne en parlant de ses voisins. Et monsieur Katz, rencontré un jour dans la campagne, déclare ; « Nous ne pouvons pas mourir (…). Parce que l’on ne nous a pas donné la mort comme il faut ».

     

    À côté du monde réel, Aharon Appelfeld en édifie un autre. Ici, c’est le monde d’Irena. Dans son esprit, la Bucovine prend des allures de Terre sainte, et le Pruth, où elle se baigne, devient un autre Jourdain. « Je ressens un grand soulagement, comme si je venais d’être baptisée par Jean le Baptiste », dit-elle. Cet autre monde tout baigné de lumière et d’eau est comme le décryptage du monde réel et sa vérité plus profonde. C’est aussi de la littérature que nous parle Aharon Appelfeld. Et il lui confie une mission qui l’élève au plus haut d’elle-même, voire au-delà.

     

    P. A.

    Partager via Gmail Yahoo! Google Bookmarks Pin It

    Tags Tags : , , , ,
  • Commentaires

    Aucun commentaire pour le moment

    Suivre le flux RSS des commentaires


    Ajouter un commentaire

    Nom / Pseudo :

    E-mail (facultatif) :

    Site Web (facultatif) :

    Commentaire :