• Un si beau bleu, Florian Forestier (Belfond)

    fr.wikipedia.orgCela n’aura échappé à personne : la nature, pour toutes sortes de raison, fait en littérature son grand retour. Avec elle revient le roman de montagne – on en a eu récemment plus d’un exemple (1).

     

    On croit d’abord être ici dans un tel roman. Florian, qui se prénomme comme l’auteur, est né en Suisse comme lui et écrit aussi des romans, veut escalader le Cervin. Il y a pensé toute l’année. C’est l’été, il a quitté Paris, est retourné chez sa mère, dans son pays natal. Il a rendez-vous plus tard dans la saison pour des escalades avec deux amis, Ambroise, autre écrivain, et Judith, mais c’est assez vague. En attendant il fait des courses préparatoires avec un guide nommé Raffaele, la terreur des autres guides et des clients (« C’est en criant sur les gens qu’on leur sauve la vie »).

     

    Plus dur que l’amour

     

    Récit de ces courses. Chapitres historiques et documentaires. Vocabulaire et références pour initiés : la dent de Morcles, la tour des Muverans, la Hardergrat, le Breithorn, j’en passe, et les « becquets », les « dégaines », les « pitons », l’« ancrage par corps mort »… En dépit du glossaire final on n’y comprend rien, décidément on doit bien être dans un vrai roman d’alpinisme.

     

    Pourtant, on se rend compte peu à peu que quelque chose, heureusement, cloche. D’abord, chez Florian. « Qu’est-ce que je foutais là ? » se demande-t-il à l’occasion lui-même. C’est sûr, il n’est « pas prêt pour le Cervin », avec ses « pertes d’équilibre, d’orientation parfois », sans parler de ses « flots d’anxiété ». « Il y aura toujours quelque chose avec lui », dit, dans le seul chapitre où lui-même n’est pas l’unique narrateur, un personnage. Et un autre de renchérir : « Même dans la rue il donne l’impression d’être sans arrêt sur le point de tomber ».

     

    Plutôt qu’un récit d’aventures sur les pentes, voici donc l’autoportrait d’un alpiniste raté. Il y a des raisons à cet échec, esquissées sans commentaires mais non sans humour : le récit commence chez la mère de Florian, près de qui il court se réfugier dès que ça va trop mal ; il est ponctué de longues consultations téléphoniques avec le docteur Nuaje, lequel, malgré son nom, tâche de ramener son patient sur terre ; mais comment s’étonner que la montagne lui pose problème, lui qui s’entête à vouloir gravir un sommet dont le nom allemand est Matterhorn ? « La montagne, c’est plus dur et plus intimidant que l’amour », avouera-t-il à son psy. « Avec une femme, je ne risque pas ma vie, et pourtant, vous savez comme je me bloque ».

     

    Grimper quand même

     

    Pourtant Florian reste résolu à grimper. Il s’efforce, renonce, tombe malade, va se soigner chez maman, y retourne. Les amis prévus finissent par arriver, ça se passe mal et se termine par un accident dû en partie à notre héros. Entre-temps il a fait la connaissance de deux femmes énergiques : Morgane, future guide, rude, rigoureuse, aux épaules musclées ; Lise, bergère un tantinet anarchiste, féminine et gouailleuse ; encadré par ces créatures complémentaires, qu’unissent des rapports incertains, Florian finit quand même par escalader sa fameuse montagne. Mais, au moment de sombrer ensuite dans un sommeil réparateur, il éprouve « la hâte de [se] réveiller tout neuf et de [s’}y mettre enfin »…

     

    Point final d’un admirable roman du surplace, où la construction, presque invisible, toute en allers-retours déceptifs, dit mieux que de longs discours la logique du blocage et de l’impuissance. Bien sûr, en chemin, nous aurons eu des portraits de montagnards, des moments comiques, de la tension dramatique… Car le risque de la chute est toujours là, et dès le titre, puisque, comme on l’apprendra au passage, « ciel bleu » signifie, dans le jargon des guides, « T’es en bas ».

     

    Mais pas de lyrisme, ou si peu. Quand on grimpe, on ne regarde pas le paysage. La montagne ici est un pur système de relations. Imaginaires, comme la référence répétée à Tolkien l’indique. Réelles : entre Florian et ses guides, dont il craint en permanence le jugement et les remontrances ; entre le corps de Florian et celui de la montagne – « Je repousse le mur, trop fort, je pars sous le surplomb, mon genou tape. À nouveau je coince, et le machard, merde (…) – Calme, tu le tiens mal, tu dois le tenir comme si tu te branlais… » (Dans le même ordre d’idées, la seule nuit d’amour, avec la troisième femme du livre, Judith, sera décrite un peu comme une escalade, en gestes plutôt qu’en sensations.)

     

    Au total, qu’est-ce qui se sera passé ? Paradoxalement, dans ce livre où on agit tout le temps, rien. Et c’est tout l’intérêt d’un récit qui ne cesse, sans jamais le dire, de se désigner lui-même. Activité au fond absurde, toujours à reprendre, dont le vrai but se dérobe d’autant plus sûrement qu’il est dans l’acte proprement dit plutôt que dans son aboutissement, l’alpinisme, on l’aura compris, c’est l’écriture.

     

    P. A.

     

    (1) Voir par exemple ici ou ici

     

    Illustration : le Cervin ou Matterhorn

     

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