Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
À la première page, Ottessa « attend un message comme un train à prendre pour que sa vie commence ». À la dernière page, elle a de nouveau l’œil rivé sur l’écran de son téléphone. Elle a seize ans. « Pire que malchanceuse, elle est snobée par le cours des événements. On l’a oubliée ». Dans l’espoir de « camoufler les contours flous de sa personnalité », elle se maquille et se met des faux cils, « ça lui fait prendre cinq piges et ça lui fout direct une étiquette salope ». Car « se faire baiser huit jours sur sept » est « l’unique cause qui lui tient à cœur ».
Pourtant, Ottessa a des rêves. Elle rêve du bonheur, qui, pour elle, est « fait d’une vallée de gazon verdoyant et bien tondu. D’un soleil éclatant qui réchauffe un climat frais, hollandais elle imagine. Ou suisse ». Elle rêve aussi d’amour. Quand le roman commence, elle est amoureuse d’Oscar et « ne s’imagine qu’un seul scénario, finir avec lui ». Comme il lui textote de le « lâcher », elle décide de se suicider – « C’est la décision la plus logique qu’elle puisse prendre à ce stade ». Puis elle se ravise provisoirement, et sort en boîte avec Chloé, sa « meilleure amie ».
Essentiel et accessoire
Chloé est avec Jacques, un vieux de trente-sept ans. Toutes deux se retrouvent chez lui pour un « plan à trois », lequel marche si bien pour Ottessa que la voilà sûre d’avoir, cette fois, rencontré pour de bon, et tant pis pour Chloé, « l’amour de sa vie ». Cependant, à seize ans, l’amour, on l’aura compris, c’est compliqué…
Rosanna Lerner nous raconte un week-end dans la vie d’Ottessa, du samedi après-midi au dimanche soir. Un tel choix permet de laisser quasiment hors champ tout ce qui n’est pas l’essentiel. Le lycée, par exemple, à peine mentionné avant qu’il ne faille y retourner le lundi matin. Ou le père, avec qui l’héroïne habite, et qui vient quand même de temps en temps « implorer son prénom » devant la porte de sa chambre, ou lui demander « Alors, vous faites quoi ce soir avec Chloé ? »
Ce qu’elles font ? Elles s’occupent de l’essentiel : « Enchaîner, draguer les mecs, réussir, tout ça. Les mecs, c’est ce qu’ils font (…). Elles veulent faire pareil. Elles ont vu faire, elles trouvent ça cool ». Et « pas de détails. Elles baisent comme à l’usine, pour dire qu’elles ont baisé ».
Combler le vide
Le remède au vide de la vie, à l’angoisse de ne pas afficher, pour le masquer, la bonne image de soi, c’est le sexe. Il occupe toute la place, et, pour en parler, l’auteure, chroniqueuse dans divers médias et dont c’est le premier roman, n’y va pas, comme on dit, par quatre chemins : la première fois qu’Oscar s’est approché d’Ottessa, « elle a cru que sa chatte allait exploser son jean par la braguette » ; elle aimerait « gober sa bite au fond d’elle, qu’elle se greffe sur ses lèvres » ; Chloé, lors du « plan à trois », prend le visage de sa copine « pour un vibro-masseur »… Ainsi de suite, je sélectionne, dans le souci de ménager les oreilles sensibles.
Osera-t-on l’avouer ? Une impudeur si radicale ne laisse pas d’impressionner, et il y a quelque chose de rafraîchissent dans une pareille insolence. On pourrait craindre que le texte pèche par complaisance, tombe dans le travers courant qui consiste à flatter en sous-main ce qu’on dénonce. Il n’en est rien. D’abord parce que l’auteure sait mener la crudité à ce degré d’excès où elle s’inverse en humour : « Oscar band[e] comme un malade, même la bouche pleine il n’arrête pas de le dire », Chloé laisse à Ottessa un goût « frais et salé, qui lui reste dans les gencives comme si elle avait croqué dans un cornichon »… Du mélange de la précision anatomique et de l’acharnement obsessionnel naît une forme de comique incontestablement jubilatoire. En même temps, l’omniprésence du thème fait naître une sensation d’étouffement, que la temporalité resserrée accentue. Tout ce sexe, c’est trop, et ce trop-plein dit le manque que les personnages s’efforcent désespérément de combler. L’écriture, à sa manière énergique – rythme, sens de la formule, ressassement du vocabulaire ordurier poussé aux confins de la poésie pure – porte leur angoisse.
Morale
Ne nous y trompons pas. On n’est ni dans la sociologie, ni dans le sujet de société, ni dans la mise en garde féministe, mais dans la morale. Cette écrivaine à peine trentenaire décrit en moraliste les malheurs de personnages immergés dans le souci et dans l’impossibilité d’être soi. L’art avec lequel elle installe le point de vue aux limites de l’interne et de l’omniscient place le lecteur dans la position légèrement en surplomb qui autorise la clairvoyance.
Pas le jugement : on s’attache à sa petite héroïne, toujours prête à se lancer à corps perdu dans ses émotions du moment, dans des hauts, dans des bas d’où elle émerge à chaque fois avec le même attendrissant regain d’énergie. « Elle est en guerre. Elle ne lâchera rien ». Car elle cherche l’amour. Lequel ? Elle a cru envoyer à Jacques la photo d’une bande de cire couverte de ses poils pubiens. Mais elle s’aperçoit, le lendemain, qu’elle l’a envoyée par erreur « à un contact enregistré au nom de "Papa" ».
P. A.
Botticelli, La Naissance de Vénus, 1484-1485, détail (www.posterlounge.fr)