Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Dans un livre paru en 2008 et intitulé Les Récits indécidables (1), Bruno Blanckeman consacrait à Echenoz un chapitre intitulé Portait de l’écrivain en simulateur. Il y notait que, chez l’auteur de Cherokee (2), « le roman (…) produit de la fiction et surligne cette production, énonce du romanesque et le dénonce comme tel ». Et de répertorier les moyens (références intertextuelles, ironie, hypertrophie des détails…) par lesquels le texte echenozien creuse « un écart entre récit et fiction ».
Je voulais dire au fond un peu la même chose à propos de 14 (3), quand je prétendais que ce roman faisait naître l’illusion d’une dualité fond/forme. Illusion, le fond n’étant qu’une autre forme de la forme. Sauf que celle-ci, chez Echenoz, est le seul fond. Et quand Blanckeman y voit la marque d’une « approche inquiète de l’être au monde »… on peut lui laisser la responsabilité de ses propos.
« Ça vire à l’artifice… »
Depuis 2013 et même, donc, 2008, rien de nouveau. Après un détour plein de promesses par le roman biographique, Jean Echenoz est revenu à ce qu’il faisait dès le début. Il serait facile de dresser, à partir de Bristol, le catalogue des procédés dont il use pour faire surgir la narration dans le récit, montrant ainsi la fiction en train de s’écrire… Jeu ostentatoire sur les sonorités (« Froissement feutré, frileux, fragile de la pluie… ») ; mise en évidence des techniques à coups d’interventions incessantes du narrateur (« … un échange muet associant la distance à la proximité (…) et quelques autres oxymores du même tabac » ; « … ça vire à l’artifice, mais nous n’y pouvons rien si cela se déroule ainsi ») ; multiples références allant parfois jusqu’au pastiche (Robbe-Grillet, Butor, Perec…) ; mise en abyme sous toutes les formes, le cinéma constituant ici la principale métaphore du roman (« Ainsi va le cinématographe, où le moins doit faire le plus. C’est le règne de la partie pour le tout, l’empire de la synecdoque… »).
Le héros (?), Bristol, est en effet réalisateur, ce qui nous vaut d’assister à un tournage en Afrique, avec éléphants et mercenaires. Il s’en passe des choses, sur l’écran, et plus encore sur le papier… Chute depuis un cinquième étage, enquête policière, disparitions, cavales, imbroglios amoureux, ça n’arrête pas. L’auteur emprunte au polar, au récit d’aventures, au théâtre de boulevard, c’est brillant, drôle, et un peu vain.
Piège
Car si Echenoz raconte beaucoup, il ne parle, en somme, de rien. Bristol est un roman sans sujet. J’entends s’étonner mes lecteurs les plus attentifs. Comment, s’écrient-ils, vous qui, citant Flaubert, allez partout répétant qu’il n’y a « ni beaux ni vilains sujets », vous qui critiquez ces œuvres où le sujet prend toute la place, au point de faire croire que lui seul compte ?... Oui, mais il faut malgré tout un sujet, ne serait-ce que pour dessiner les contours de ce dont il est vraiment question. Ici, les arabesques astucieuses de l’intrigue ne cernent même pas un vide central, une absence de sens qui serait encore du sens. Le seul but du récit semble être de faire en sorte de se désigner lui-même, et de déjouer ainsi les stéréotypes dont il joue. Ce qui, pour n’être pas sans intérêt en soi, s’est tellement fait qu’on doute un petit peu de l’intérêt qu’il y aurait à le faire encore.
Il est d’ailleurs permis de s’interroger sur l’engouement dont le livre d’Echenoz est l’objet, à notre époque où le sérieux et la naïveté conspirent à promouvoir une littérature utile et un art soucieux de nous parler des problèmes du monde. Mais justement. Peut-être Bristol est-il après tout bien dans l’air d’un temps qui se méfie du roman à moins qu’il ne soit contaminé, voire évincé, par le témoignage, la sociologie et l’obsession de l’histoire vraie. Bristol offre au lecteur la possibilité de lire une pure fiction, sans culpabiliser, puisque cette fiction se moque de la fiction. Si ce roman était un piège, tendu par l’auteur à l’époque pour en révéler les contradictions… il est réussi.
P. A.
Illustration : ttps://blog.makila.fr