Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Ambler a beau avoir censément « révolutionné le roman d’espionnage », parmi les trois livres de lui réédités par L’Olivier depuis un an seul Je ne suis pas un héros (1) s’inscrit franchement dans le genre. Avec Le Masque de Dimitrios (2) on était parmi les bandits internationaux plutôt que les espions, et ici, comme le titre français le souligne, on est chez les trafiquants d’armes.
Il est vrai que les trafics dont il s’agit sont inséparables de la situation politique d’une époque et d’une région. L’époque, dans ce roman paru en 1959 (3), c’est celle de la guerre froide. La région, c’est le Sud-Est asiatique. Tout commence en Malaisie, où Girija, le secrétaire indien d’un planteur occidental, rêve de créer et de diriger une compagnie d’autocars. Coup de chance : il découvre une cache d’armes destinées à la guérilla communiste. Les vendre lui procurera les fonds qu’il lui faut. Il s’adresse aux trois frères Tan, riches et peu regardants hommes d’affaires chinois. Mais pour pouvoir écouler la marchandise, ceux-ci ont besoin d’un prête-nom inoffensif susceptible de se contenter d’une commission raisonnable. Ce sera Greg Nilsen, industriel du Delaware, en croisière dans le secteur avec sa femme Dorothy.
Humour et linéarité
De Hong-Kong à Manille, de Manille à Saïgon, à Singapour, à Sumatra, nous suivons l’itinéraire et les mésaventures de ces naïfs de service, figures habituelles des romans de l’écrivain britannique. De Girija aux frères Tan, au grotesque et fuyant capitaine Lukey, aux chefs de la guérilla anticommuniste à Sumatra et aux officiers de l’armée régulière noyautée par les communistes, une chaîne narrative se déroule, sinueuse mais unidirectionnelle : à notre époque friande de va-et-vient temporels et de pistes qui s’entrecroisent, ce livre constitue un éloge indirect et d’autant plus brillant de la linéarité.
À chaque maillon, des personnages, tous traités à égalité et explorés dans leurs détails, avec un art du point de vue, de la psychologie et du dialogue qui laisse pantois. Sans parler de l’indispensable humour : « Il était de ces hommes qui possèdent un stock d’histoires entassées dans leur tête, comme des affaires dans un sac » ; « Il parlait lentement et avec application, comme s’il était soumis à une tension émotionnelle qu’il tentait d’ignorer, ou comme s’il écoutait la voix d’un médecin lui disant de se relaxer s’il ne voulait pas en subir les conséquences »…
Politique et métaphysique
Ce récit sans péripéties avant le bouquet final (emprisonnement, tortures, rafales de mitraillettes…) parvient à rendre haletantes des tractations complexes entre négociateurs madrés (« Il savait que M. Lee pouvait lui faire confiance ; il était certain qu’il ne pouvait pas faire confiance à M. Lee »). Et, en toile de fond, tout un monde. Le monde d’après les colonies, celui des jeunes indépendances au bord de la guerre civile, sur arrière-plan de grandes puissances. Qu’entend exactement la quatrième de couverture par « l’incroyable flair politique d’Eric Ambler » ?... Si les fameuses armes sont destinées à un mouvement dont « l’idéologie politique (…) [a] une dominante religieuse », il est surtout « profondément anticommuniste ». Pas de vrai parallèle possible avec les fondamentalismes d’aujourd’hui… Quant aux opinions politiques de l’auteur, elles ont visiblement évolué depuis le temps de son soutien à l’URSS d’avant-guerre. Certes, on se félicite au passage que « quelqu’un » ait « fourni des armes à Castro » ; cependant le roman est, dans l’ensemble, une défense de l’Amérique, que ce soit face à l’affreux monsieur Seguin (français, faut-il le dire ?) ou à… Graham Greene, auteur d’Un Américain bien tranquille, ce « roman anti-américain ». Conclusion de Greg à l’issue de son aventure : « J’ai trouvé un parfait salaud de communiste, exactement là où je l’attendais. Mais j’ai trouvé aussi un salaud de fasciste ».
L’excès d’innocence est le seul vrai défaut de ce brave homme, qui, au terme d’un singulier récit d’éducation, aura le sentiment de s’être enfin « vu tel qu’il était ». Comment en était-il venu à se lancer dans une aussi sombre histoire ? Anticommunisme, envie de faire plaisir, bien sûr, mais il y a peut-être autre chose… Avec Ambler, il y a toujours d’autres romans dans le roman. Sur leur paquebot d’origine, les Nilsen devaient subir la compagnie envahissante d’une certaine Arlene, que Greg, d’emblée, avait détestée, tandis que Dorothy l’aimait bien. Analyse du chauffeur chinois mandaté par un des frères Tan : « Tout était clair. La femme appelée Arlene était attirée par l’autre femme et son mari était jaloux ».
Les Asiatiques, dans le roman, sont en général plus clairvoyants que les Occidentaux… C’est pour échapper à Arlene que Greg aura l’idée de quitter le bateau à l’issue d’une escale fatale. Voilà donc comment et pourquoi se font les affaires et les trafics. Plutôt que des conflits civilisationnels ou idéologiques, c’est un grand jeu qu’Ambler nous donne à voir. Et ce jeu est prétexte à une double réflexion : morale (une fois sauvé par ceux-là mêmes à qui il était censé vendre des armes, que doit faire Greg, dont il dépend toujours que celles-ci parviennent à leurs destinataires ?) ; mais aussi métaphysique (que valent les grandes idées et les grandes actions dans un monde régi par le destin ou par le jeu hasardeux des causes minuscules ?).
Résumons : de l’action, de la psychologie, l’Histoire, la philosophie, le sourire en coin… Tous les étages d’un vrai roman.
P. A.
(1) Avril 2024, voir ici
(2) Février 2024, voir ici
(3) Première édition française aux Humanoïdes associés en 1978
Illustration : https://www.getyourguide.com