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Encore la petite danseuse ! se dit-on d’abord… Et puis non. Le quatrième roman d’Hélène Veyssier se signale d’abord par l’art avec lequel elle déjoue nos attentes.
Nous sommes en 1873. Adèle a quinze ans et danse à l’Opéra. Des messieurs viennent souvent guetter au foyer les petits rats. Des peintres. Entre autres, un certain Degas. « Parmi toutes les autres, vous m’aviez remarquée », jubile celle qui, tout au long du récit, s’adresse à l’artiste, utilisant alternativement le vous et le tu. Leur histoire a pourtant été très brève : elle l’a emmené dans sa chambre ; est arrivé ce qu’on imagine ; après quoi il s’en est allé, en lui laissant un dessin, fait sous ses yeux – une réplique de ce Portrait de famille appelé plus tard La Famille Bellelli, qu’il a exposé au Salon en 1867.
Du dessin au tableau
C’est tout. Adèle, après cette rencontre, se met à lire, vole des livres, est prise sur le fait par un libraire, l’épouse. Il s’appelle Serge. Elle aura de lui une fille. On verra la jeune femme mûrir, vieillir, mener la vie d’une bourgeoise cultivée, rencontrant Tissot et Caillebotte. Il y aura la guerre de 1914-1918, les premiers bains de mer et les premières automobiles. Mais tout cela toujours comme à distance. L’essentiel est ailleurs. Avec Hélène Veyssier, l’essentiel est toujours dans ce qui manque. Dans Jardin d’été (1), la disparition d’une femme déterminait et façonnait la vie des autres personnages. Et dans Comme une ombre portée (2), qui parlait déjà de peinture, tout le récit reposait sur les non-dits. Ici, l’autrice s’éloigne des chemins balisés aux péripéties attendues grâce à un jeu subtil de déplacements et de substitutions.
Adèle ne sera pas La Petite Danseuse, qu’elle découvre en 1881 avec indignation – « Ça aurait dû être moi (…). Pourquoi ne m’as-tu pas choisie ? » Degas laisse dans sa vie un vide que Serge occupera… sans le combler. La belle et libre Cicely le comblera… « seulement l’espace d’un jour ». Le tableau représentant La Famille Bellelli, enfin vu par Adèle en 1919, viendra relayer le dessin que lui avait offert le peintre. Mais pourquoi, sur ce dessin, n’avait-il pas repris le personnage masculin qui figurait pourtant sur la toile ? Cet « homme effacé » révèle, pas son absence, l’amour probable de Degas pour Laura, la femme du tableau. Et cet amour caché vient se superposer à celui d’Adèle pour Degas disparu…
« Je vous vois »
On pourrait parler de chaîne signifiante, et, comme dans toute chaîne signifiante, ce qui compte ne se trouve en aucun élément de la chaîne mais entre eux, dans le vide qui les sépare. Plus que d’une vie, ce roman est celui d’une absence. Celle du peintre, qui a laissé à son existence « monotone » une Adèle qui ne peut l’oublier et reste « hantée » pour toujours (« Tu m’habitais comme un démon, un golem… »). Mais, de ce fait, Adèle elle-même s’absente de sa propre vie : « Je passe d’une scène à l’autre, et sans cesse m’appelle celle où vous demeurez ». Les lectures où, après le départ de l’artiste, se plongeait la jeune ballerine, devenant « lectrice et (…) héroïne fantasmée », l’indiquaient déjà : la vraie vie se mène pour elle dans les plis de l’existence réelle.
Le blanc dans le dessin recouvre et dit cette double absence : absence de l’autre, absence à soi. Cependant il ouvre aussi « une voie à sonder », laquelle débouche sur une autre expérience de la présence. Dans tous les romans de notre autrice, le manque se conjugue étrangement au trop-plein, à l’intensité des sensations, de la lumière... Ce récit-ci, où il ne se passe pratiquement rien, est semé de tableaux qui disent, parfois à la limite du poème en prose, l’étrangeté de ce monde poursuivant son chemin, fermé sur son secret et l’offrant cependant dans sa plénitude. Tableaux évoquant quelquefois ceux de l’époque dont on parle : « C’était en mai à Paris (…). Il y avait du vent. Par la fenêtre je voyais le faîte des arbres du boulevard d’Italie onduler : la mer » ; « Péniches sur la Seine, ciel bleu et robes à fleurs, promeneurs appuyés au parapet et qui contemplent l’eau »… Mais le dernier de ces tableaux est aussi une apparition : « Vous étiez assis contre le tronc d’un arbre, un genou plié que vous entouriez de vos bras ». Et cette apparition annonce l’accomplissement qui donnera au livre une conclusion en forme d’épiphanie : « Vous êtes à mes côtés, tout près, ou bien même vous êtes en moi, je vous porte (…). Quand je ferme les yeux, quand je les ferme fort, derrière mes paupières closes je vous vois ».
P. A.
Illustration : Edgar Degas, La Famille Bellelli, 1869, détail (https//www.beauxarts.com )