Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Avec le savoir-faire et la rigueur du journaliste qu’il a été, Éric Faye s’est documenté sur les phénomènes célestes non identifiés. De ces recherches est né un roman, dont le titre déjà révèle les thématiques contrastées : Le Cinquième Diamant est un point insolite et brillant sur une photo de l’espace interstellaire ; mais il suppose les quatre premiers, vraies gemmes offertes par un homme à la femme qu’il aime.
Cette femme, c’est Janet Tillerson, spécialiste d’astrobiologie (« l’étude des conditions nécessaires à l’apparition de formes de vie en dehors de la Terre »). Et l’homme, Mike, son époux, astrophysicien, lui montre le point, qu’il a repéré. Lequel point représente un objet volant dont les nombreuses singularités interdisent de voir en lui un corps céleste répertorié. Nos deux scientifiques révèlent leur découverte. Ils s’attirent ainsi mille déboires : cambriolage mystérieux, implantation d’un « rançongiciel » dans l’ordinateur de Janet pour obtenir qu’elle revienne sur ses déclarations, attentat…
Pas de côté et dos à dos
Tout cela dans un contexte très actuel : guerre en Ukraine, appétits territoriaux poutiniens, exilés russes victimes d’empoisonnements, élection prochaine de Trump. Et, progressivement, une double thèse se dessine : il n’y a rien d’invraisemblable à ce que, « un jour, la Terre se retrouve sous le joug de nouveaux colonisateurs » ; quoi qu’il en soit, en refusant « toute véritable transparence sur les phénomènes aériens non identifiés », les autorités (notamment américaines) créent une incertitude dangereuse et antidémocratique. Pour protester contre cette attitude, Janet entamera une grève de la faim sous les fenêtres de la Maison-Blanche, encore occupée, pour peu de temps, par un vieil homme élégant et policé.
L’auteur ou même le narrateur se gardent, faut-il le dire, de reprendre explicitement ces thèses à leur compte. Car, même s’il a été un temps journaliste, Éric Faye n’a jamais cessé d’être avant tout écrivain. On le voit bien ici à son art matois du pas de côté. Le roman renvoie dos à dos « les sceptiques qui mobilis[ent] toute leur intelligence pour une rationalité dont ils ne [veulent] pas démordre » et « les foules complotistes, qui mobilis[ent] toute leur intelligence au service de la bêtise ». Car les obscurantistes ne sont pas où l’on se serait attendu à les trouver, parmi d’autres rêveurs amateurs de soucoupes volantes. Janet est attaquée d’abord par ceux pour qui « l’homme est la seule créature intelligente de Dieu », et qui lui reprochent de « rechercher les forces du Mal (…) cachées dans l’Univers ». Ces gens-là militent dans les rangs des « Oath Keepers » et autres « Proud Boys », lesquels considèrent que « la place de la femme [est] au foyer », surtout quand, comme c’est en l’occurrence le cas, elle est noire.
Genres
Tout est fait ici pour surprendre, et éventuellement pour troubler le lecteur. Tout est fait, surtout, pour l’entraîner dans une fiction qui use de toutes les ressources du romanesque. Ou des romanesques… Ça commence comme un récit d’espionnage, entre le palace suisse où un oligarque russe s’éteint dans les bras d’une espionne maquillée en escort-girl, et les bases secrètes enfouies dans les replis de l’Oural ou les tréfonds de la Sibérie (« frontière avec une certaine idée du vide »). Ça continue, en alternance, dans les rues de Moscou hantées de membres des « services » et dans les bureaux de la CIA. Puis, bien sûr, on glisse dans la science-fiction, toujours voisine du fantastique, si cher à Faye (1) : « boule lumineuse d’un rouge orangé intense » qui « se rapproche à grande vitesse », « virages à angle droit pris à des vitesses folles » dans le ciel nocturne, etc. L’auteur s’amuse avec les techniques d’écriture propres aux genres littéraires susmentionnés, tout en alignant malicieusement les allusions cinématographiques : L’Homme qui en savait trop (version 1934), À la poursuite d’Octobre rouge, Citizen Kane…
Cependant on n’en reste pas à ces références somme toute prévisibles. Le Cinquième Diamant est aussi l’histoire d’un couple, et d’une rivalité entre deux brillants savants, parents d’une sympathique fillette, qui devront lutter et louvoyer pour préserver amour et vie de famille sans sacrifier désir de savoir – et d’être reconnus.
Songes
La diversité des genres mobilisés, la volonté d’inscrire le texte dans une navigation entre ces genres expliquent la nécessaire lenteur d’un récit dont la trajectoire dessine, comme celle du mystérieux « 3I/Ouranos » (le point), une ellipse, qui retrouve à la fin les personnages du début. Cette attention aux personnages, l’usage, pour mieux les explorer, du point de vue interne, voire, à l’occasion, du monologue intérieur contribuent à installer un mode de narration sinueux et rêveur, toujours prêt à la parenthèse et à l’arrêt sur image : lumière du ciel de Washington après la pluie, paysage qui défile au long d’une autoroute sur fond de musique country… Souvent le récit s’entrouvre, le temps, parfois, d’une simple comparaison, sur d’autre récits possibles. Ainsi, à propos d’une enfant émergeant du coma : « Elle avait été comme un plongeur qui, cherchant à regagner la surface, se heurte à un plafond de banquise sans trouver la brèche dans l’espace bleuté où le choc l’emprisonne ».
Ou alors, s’agissant d’une voiture pourtant bien réelle : « Ainsi sans bruit roulent les automobiles sur la voie feutrée des songes ». Belle image, qui pourrait presque résumer l’entreprise : on peut toujours passer de la réalité au songe, car, peut-être, on y est déjà… Prendre au sérieux les songes, tel est ici le conseil d’Éric Faye. Il n’a d’ailleurs jamais dit autre chose.
P. A.
(1) Voir par exemple ici
Illustration : https://www.istockphoto.com