Eklablog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog

Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Une fratrie, Brigitte Reimann, traduit de l’allemand par Françoise Toraille (Métailié)

L’histoire du livre est déjà en elle-même toute une histoire… Née en 1933, morte d’un cancer en 1973, Brigitte Reimann fut bien connue en RDA, où elle vivait et écrivait, comme dans toute l’Allemagne. Très active dans la vie culturelle, elle suivit la « voie de Bitterfeld », indiquée en 1959 à la conférence du même nom, et qui devait conduire à rapprocher artistes et ouvriers, de façon à dépasser la séparation entre l’art et la vie. Notre autrice travailla ainsi pendant huit ans au combinat « Schwarze Pumpe », où elle anima un atelier d’écriture.

 

Elle transpose cette expérience dans Une fratrie, roman achevé en 1961, publié en 1963 et qui lui valut en 1965 le prix Heinrich Mann. Elisabeth, l’héroïne-narratrice, travaille elle aussi dans un combinat, mais comme peintre (« Je tentais de fixer la richesse des couleurs de ce paysage construit par l’homme, j’esquissais les soudeurs dans notre hall, les menuisiers avec leurs vestes de velours ouvertes sur leurs poitrines nues… »). Le frère d’Elisabeth, Uli, lui annonce son intention de passer à l’Ouest deux jours plus tard. Le roman est le récit de ses efforts, au cours de ce bref laps de temps, pour le convaincre de rester.

 

« L’aventure » et « la hardiesse »

 

Efforts couronnés de succès ?... Lisez ce livre, beaucoup plus passionnant que mon résumé ne le suggère. C’est un de ces romans du passage à l’Ouest dont Christa Wolf, presque en même temps, donna un autre exemple avec Le Ciel divisé (1). Le livre de Brigitte Reimann provoqua à sa parution maints débats passionnés tant à l’Ouest qu’à l’Est. Mais, en 2022, lors de travaux effectués dans la maison où vécut l’écrivaine, on découvrit un manuscrit caché : la version originelle d’Une fratrie, avant qu’elle ne soit passée au crible de la censure, comme il était de règle en RDA avant toute publication. C’est cette version que nous découvrons aujourd’hui.

 

Son premier intérêt est de donner de l’encore jeune RDA une image différente des clichés manichéens que le cours du temps a figés. Née dans un milieu bourgeois mais non pas nazi, Elisabeth et Uli, enfants pendant la guerre, ont grandi avec le régime et ont ou ont eu pour lui l’enthousiasme de leur jeunesse (« J’ai la nostalgie de ce pays qui s’inscrit encore sous la bannière de l’aventure et de la hardiesse »). En 1961 ils sont toujours jeunes, on passe sans mur ou réelles difficultés d’un Berlin à l’autre, rester à l’Est peut encore être un choix. Cependant l’auteure ni sa narratrice ne cachent rien de la face sombre du régime. Si Uli veut partir, c’est en partie parce que, ayant été l’assistant d’un professeur passé à l’Ouest, toute perspective d’avenir est pour lui barrée ; et le livre entier s’organise autour de l’admirable chapitre 8, vraie nouvelle dans le roman, qui conte les déboires d’Elisabeth, sur son lieu de travail, avec un vieil artiste membre du Parti et qui lui en veut.

 

Elle ne devra son salut qu’à l’intervention du responsable local de ce même Parti… Rebondissement qui résume bien l’esprit d’un récit placé sous le signe de l’hésitation, pour ne pas dire du déchirement. La construction dit tout, sans bavardage… On est dans un monde dédoublé : Elisabeth a en fait deux frères, tous trois sont placés entre deux classes et deux pays ; elle a eu aussi deux amoureux, Gregor, passé à l’Ouest, et Joachim, son ami actuel et très aimé, membre du Parti. Au fil des discussions qu’elle mène avec son frère et des angoisses qui la taraudent, visages et scènes remémorés se superposent. Bataillant avec Uli, qui reproche au régime d’avoir « détruit [leurs] idéaux », elle revit une discussion avec Konrad, son frère aîné, passé de l’autre côté pour de tout autres raisons et content d’y être ; à ce souvenir vient de plus se mêler celui des journées vécues autrefois à Berlin-Ouest avec Gregor, le premier ami.

 

« Dans le tourbillon »

 

« Ce serait le troisième. Je ne peux tout de même pas rester à regarder comment je les perds les uns après les autres »… Redoublements, dédoublements et fondus enchaînés subtilement agencés disent le trouble d’Elisabeth, à son tour prise de vertige (« Je m’étais engagée dans une confrontation avec mon renégat de frère, et voilà que j’étais moi-même saisie et jetée dans le tourbillon »). Trouble et vertige qui ne sont pas purement politiques. Joachim, l’amoureux actuel, est son « merveilleux voisin d’enfance ». L’autre compagnon de cette enfance, c’est Uli… « Nous nous aimons », disait Elisabeth à ses amies de lycée. À présent encore on les prend parfois pour des amoureux. Il n’hésite pas à remarquer qu’elle a « une taille à damner un saint », et espère « réussir à trouver une fille dans [son] genre ».

 

De telles notations donnent au débat une profondeur supplémentaire et inattendue. Par-delà l’allégorie évidente des frères unis/ennemis, elles ancrent les passions politiques dans d’autres passions plus secrètes, intimement liées au monde de l’enfance, lequel plonge ses racines dans un pays indivisé. Elisabeth est peintre, et, en contrepoint de l’action principale, de brefs tableaux souvent surgissent. Paysages industriels tels qu’on en attend de la part d’une artiste du peuple, avec « aiguillages », « rues bétonnées couronnées de guirlandes lumineuses », « cheminées se détachant sur le ciel, avec leurs feux de sécurité semblables à des étoiles rouges ». Mais surtout visions qui paraissent issues d’un autre monde : « maisonnettes emboîtées les unes dans les autres », « soleil (…) rouge comme une orange », matins de juin baignés dans « la délicieuse et fraîche clarté des cerises rouge clair », ville nocturne aux « maisons à colombage tout de guingois », où les ombres projettent « des silhouettes fabuleuses »…

 

Tout cela semble appartenir à une Allemagne rêvée, intemporelle, qui persisterait au milieu des tourmentes de l’Histoire et des questionnements du moment. Une Allemagne n’ayant rien à voir ni avec le capitalisme ni avec le socialisme, et dont le nom serait celui d’un autre pays, d’un autre temps, auxquels chacun appartient sans toujours le savoir. Sa présence à l’arrière-plan du drame historique et politique qui se joue ici achève de lui donner sa tonalité déchirante.

 

P. A.

 

(1) 1963, traduit par Alain Lance et Renate Lance-Otterbein, Stock, 2009

Retour à l'accueil
Partager cet article
Repost0
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article