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C’est une mère qui parle. Elle n’est plus très jeune. Son mari, parti à la chasse un jour seul dans les bois, a disparu. Elle a une fille, qu’elle ne voit guère. Et un fils, Mathias, presque toujours sur les routes depuis son adolescence, et dormant « dans des ruines – celles d’une station-service désaffectée, celles d’une maison abandonnée dans une ville vidée par la crise économique (…), celles d’un motel aux fenêtres placardées près de Calgary ». Ce fils écrit de nombreuses lettres à sa mère, laquelle les lit, les relit, s’en répète des passages tandis qu’elle marche dans les bois. « J’ai la tête qui explose », lui écrit-il par exemple.
Quand le récit commence, il vient la voir dans le « chalet » où, comme tous les ans, elle passe la belle saison, en Mauricie, région forestière et montagneuse entre les villes de Québec et de Montréal. Le livre raconte les sept jours pendant lesquels mère et fils se promènent ensemble, se baignent dans le lac voisin, regardent de vieilles photos, jusqu’à ce que Mathias redisparaisse. C’est tout.
Le principe de la tourbière
On l’aura deviné, le paysage est non seulement un personnage mais le véritable héros de ce court récit. Au milieu se cache une tourbière, « étendue de sphaigne verte, jaune ou rouge, parfois lie-de-vin, où pouss[ent] des kalmias, des colonies d’andromèdes (…) et de rares mélèzes. En son centre s’ouvr[e] un étang, sorte d’œil ». Cette tourbière et son œil sont aussi au cœur du livre. D’abord, parce qu’ils en sont le miroir. La fiction, ici, se donne d’abord comme la métaphore du texte qui la porte. Au fond de la forêt, la tourbière est faite d’une matière meuble, où l’on piétine, où l’on enfonce, et dans laquelle les éléments naturels – eau, terre, végétaux – se mêlent et se fondent les uns dans les autres. Si l’écriture de David Clerson est ferme, précise, d’une syntaxe impeccable, elle n’en présente pas moins un caractère étrangement informe. Pas de structure bien visible : on glisse d’un thème à l’autre, et ces thèmes se répètent de façon obsédante, de même que certains mots (« sphaigne »…).
Les lettres de Mathias, la forêt, la mousse, le lac, les sensations internes au corps de la mère, tout communique, en vertu d’un principe de contamination généralisée, qui place le sujet individuel sans cesse au bord de sa propre perte. La mère est prise après son fils « du sentiment intime que (…) [son] cerveau pourr[it] ». Dans son sommeil, elle aussi erre, s’égarant « dans des forêts et des villes ». Les champignons qu’elle ramasse et cuit remplissent « un plein bol d’une matière qui (…) lui paraît obscène, comme si à travers elle [elle] voy[ait] déjà la putréfaction du cerveau de [son] fils ». L’« amour », fréquemment invoqué, pourrait être ici un autre nom pour cette aspiration à sortir de soi et à se fondre dans le monde et dans l’autre.
Car si la tourbière est l’image du texte, elle envahit en retour le texte entier. Tout d’abord parce que les éléments qui la composent se retrouvent partout : l’eau est omniprésente, les moustiques pullulent, et les champignons, chers à la narratrice, ancienne universitaire spécialiste en mycologie, abondent – « polipores », « lactaires », « bolets aux chapeaux déjà rongés par les vers ».
Travail de la mort
Tous ces éléments renvoient à l’idée de décomposition. Dans ses lettres, Mathias décrit « les paysages apocalyptiques dans lesquels il [vit] (…), ses visions de champs de boue éternelle sous un ciel spongieux. Le décor se liquéfie, [dit]-il », et sa mère-lectrice comprend que « pour lui la réalité [prend] racine dans la pourriture ». Elle imagine « un champignon se nourrissant de la matière putréfiée composant le sol des forêts, ouvrant son chapeau et libérant ses spores, qui viendraient s’implanter dans une tête humaine ». Ce pourrissement végétal, organique et spirituel paraît l’essence d’un monde travaillé par la mort. Le texte mime la mort au travail, et la disparition est le troisième grand motif qui l’habite. « La mort s’en vient », se répète la narratrice. En rêve, elle voit son fils « déjà mort », et elle-même a peur « de finir seule, blessée en forêt et incapable de marcher ».
Le père de Mathieu s’est-il « noyé dans l’œil de la tourbière », ce qui expliquerait la mystérieuse attirance que celle-ci exerce sur sa mère et sur lui ? Cette découverte, peut-être rêvée, serait le seul coup de théâtre d’un livre qui n’est pas sous-titré roman. Se rappelant sa première visite à la tourbière, la mère commente : « Je ne sais pas si je voulais y trouver un sens. Je ne sais pas s’il faut trouver un sens à la vie ». La tourbière a-t-elle un sens ? Et la vie ? Le texte ?… Oui, bien sûr, mais est-ce bien un sens, s’il ne fait que mettre en scène le flux inlassable dans lequel tout se défait et meurt à tout moment ?
Certes, il y a les champignons, avec « leur capacité à apparaître en une nuit », « prenant forme » sur les corps décomposés des animaux ou des humains. Dans leur ambiguïté, ils viennent, comme les petits-enfants de la narratrice, tardivement surgis dans le récit, mais héritant de son amour de la sauvagerie et des forêts, indiquer que le travail de la mort est aussi celui de la vie. Dans ce beau texte grave, un tel rappel sonne pourtant comme une précaution oratoire.
P. A.