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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

L’Absent, Marie Sizun (Arléa)

Un tombeau ?... Non : celui à qui on s’adresse, à la deuxième personne du singulier, était trop proche pour qu’on adopte le ton révérencieux de l’éloge, trop intime pour le côté toujours un brin monumental du genre. Faudrait-il plutôt parler d’invocation ?... L’homme qui vient de mourir surgit, « dans l’embrasure de la porte », à la première page du récit de Marie Sizun. Cependant, quelques paragraphes plus loin, elle précise : « Je ne suis pas folle. Je n’ai pas de visions. Mais, pour moi, tu es là ». L’Absent sera le livre de cette présence-absence.

 

Histoire d’un deuil

 

Un livre où l’auteure tourne définitivement le dos au roman, dont elle s’écartait déjà dans son ouvrage précédent 10, villa Gagliardini (Arléa 2024, voir ici). Est-ce même ici un récit ? Bien sûr, il s’agit de raconter l’histoire d’une relation – de « cette aventure adultère qui aura duré tant d’années. Violente et miraculeuse. Coupable et innocente ». Une aventure qui débute dans un lycée français d’Allemagne lorsque la jeune professeure de lettres, récemment divorcée, fait la connaissance d’un nouveau collègue. « L’autre femme », et les deux enfants handicapés dont l’existence interdit qu’il la quitte, sont alors loin. Plus tard viendra l’époque de la liaison clandestine à Bruxelles, où l’amant a finalement dû les rejoindre. Puis, après le départ de la narratrice, lasse de se cacher, pour Paris, ce seront de brefs séjours ensemble dans l’une ou l’autre des deux villes. Jusqu’au brusque décès.

 

C’est cependant une autre histoire qui donne son axe au livre et en dicte l’organisation. En cinq chapitres, nous y suivons les étapes d’un deuil. Le titre les résume. Définitivement absent depuis sa mort, celui qui devait vivre entre « l’autre maison » et son vrai foyer était déjà bien souvent absent dans la vie (« Je me souviens du goût de l’attente »). Surtout, par la magie de l’écriture, l’absence va au fil des pages gagner une étrange consistance, devenir un mode d’être, une présence nouvelle.

 

Tout commence donc juste après le trépas, par l’afflux désordonné des souvenirs : « Le caprice d’un rayon de soleil, une brusque averse, la montée du soir à la fenêtre (…) ressuscitent des instants vécus avec toi ». Comme chez Proust, une sensation commune superpose soudain des moments éloignés du temps, dans l’éclair d’une « surprise heureuse ou cruelle ». Plus tard, à mesure que la mémoire creuse et sonde les fragments ainsi ramenés au jour, des zones d’ombre apparaissent, des incompréhensions, impossibles désormais à rattraper : des « événements anodins (…) tout à coup inquiètent, prennent sens »… « Comme on voudrait pouvoir les interroger, ceux qui sont partis ! » Et comme on rêve du mot « qui eût donné le sens ultime de [l’]amour » et « dissip[é] le mystère » de ce que les amants ont été l’un pour l’autre…

 

Vient ensuite le temps où les souvenirs s’estompent, disparaissent, comme ces SMS, envoyés par l’autre et fiévreusement relus par celle qui reste, soudain introuvables sur le téléphone portable. Ou ce sont, sur de vieilles photos, des « taches blanches [qui] se sont multipliées, l’ensemble a pâli (…), comme si le souvenir lui-même était en train (…) de se faire absent ».

 

La musique de l’absence

 

Seulement cette absence progressive va se révéler une autre et singulière manière d’être là. Les SMS, miraculeusement retrouvés, seront recopiés « à la main » et rejoindront des « notes éparses » à « mettre au net ». Tout cela va devenir un texte « encore informe », bientôt « maison secrète » où se réfugier, « échappée hors de ce qui est prescrit, licite », à l’image de l’aventure qu’il s’agit de reconstituer, de se redire, « comme un enfant se raconte pour lui seul une légende aimée ».

 

La force d’invocation que j’évoquais plus haut ne procède cependant pas tant ici des ressources de la narration que de celles d’une écriture qu’on peut dire profondément et authentiquement poétique. J’ai souvent parlé de la musique de Marie Sizun. Ici, cette musique, le jeu sur les répétitions, les retours de phrases, l’usage du suspens, de l’inachevé, l’intensité des perceptions sensorielles confèrent, sans lyrisme, une exceptionnelle puissance émotionnelle au texte. Marie Sizun ne prend pas congé de « l’absent » qu’elle a tant chéri, elle fait plus : c’est une opération quasi alchimique qu’elle effectue sous nos yeux, au terme de laquelle a lieu une étrangement troublante renaissance. Comment ne pas être saisi par cette méditation sur la mort due à une femme aussi âgée que l’était celui qu’elle pleure… Cependant cette méditation débouche sur la vie. Non par dénégation ou consolation facile, mais parce qu’elle installe le mort et la mort dans la vie même.

 

P. A.

 

Vilhelm Hammershøi, Intérieur, Strandgade 30, 1908 (https://fr.artsdot.com)

 

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V
Merci pour ce magnifique commentaire qui m'a fait revivre avec émotion la lecture de ce chef d 'oeuvre de Marie Sizun
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P
Merci à vous pour ce commentaire, heureux que mon article vous ait plu !
H
Cher Pierre Ahnne, magnifique chronique sur magnifique texte !!!
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P
Merci !<br /> Oui, c'est un très beau texte.