Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
En 2022, chez le même éditeur, traduit avec le même talent par David Fauquemberg, paraissait Un fils comme un autre (1) : dix-huit récits écrits, disait Eduardo Halfon lui-même, au cours des « cinq [premières] années de la vie de [son] fils ». Récits d’un père qui se révélaient eux-mêmes ceux d’un fils, et d’un petit-fils, mêlant, dans une construction éblouissante, à la vie de l’enfant de cinq ans celle de son géniteur, entre le Guatemala natal, les États-Unis, Paris, Berlin, enfin, où demeure aujourd’hui l’auteur, connu et couronné.
Ce livre-ci, ou, pour parler comme le communiqué de presse, « ce nouveau pan du roman en mouvement qu’est l’œuvre d’Eduardo Halfon », débute comme le récit d’un enfant. Et le cœur en est constitué par l’épisode traumatisant vécu par « Eduardo » à l’âge de treize ans, lorsque ses parents le renvoient, des États-Unis, où la famille a émigré, au Guatemala, le temps d’un camp d’initiation à la vie sauvage censé en même temps « [le] rapprocher à nouveau du judaïsme », qu’il délaisse. Mais Tarentule est aussi le récit d’un écrivain adulte qui se souvient, et la mémoire en est à nouveau le grand thème, où « les images que nous voyons dans notre enfance » sont « entreposées (…) dans une chambre secrète, protégée à tout jamais du passage du temps ».
Les blocs et la ligne
Halfon, ou son narrateur, dessine ces dédales de la mémoire au gré d’une construction, là encore, fascinante de brio et de complexité. Tout commence, en pleine forêt tropicale, par les rituels du camp, notamment les tours de garde nocturnes qui réunissent le jeune Eduardo et une Regina de quinze ans, au pied du drapeau israélien. Puis, bond dans l’espace et le temps : invité à Paris pour y parler d’un de ses livres, l’Eduardo adulte y retrouve Regina, avec qui il égrène les souvenirs dans un café près de l’Odéon. Retour tout aussi soudain au camp, pour la journée de cauchemar qui a vu les animateurs, portant uniformes noirs et brassards à croix gammée (la « tarentule » du titre), faire subir aux enfants mille humiliations et sévices. Laquelle journée se termine par l’évasion du narrateur, qui s’enfuit dans la forêt. Nouveau changement de décor : rentré à Berlin, le même narrateur, adulte, ayant retrouvé grâce à Regina la trace de l’ancien chef du fameux camp, un certain Samuel, passe une soirée avec lui dans un bordel thaïlandais à l’ambiance digne d’un James Bond. Nouvelle plongée dans la forêt, où l’Eduardo de jadis tombe sur deux guérilleros. Retour au bordel pour certaines révélations, concernant notamment l’appartenance de Samuel au « Bita’horn », « le service secret de sécurité et de renseignement des communautés juives ». Enfin, dénouement de l’aventure dans la jungle, dont nous ne dirons rien.
Cependant ce résumé simplifie tout. En fait, chaque chapitre multiplie les boucles temporelles, et il sera aussi question de l’Instamatic du petit Eduardo, de l’enterrement de son grand-père, d’un club de golf « interdit aux chiens et aux juifs »… Deux principes narratifs apparemment antithétiques se combinent ici. On distingue une progression linéaire, qui est aussi progression dramatique, et mène, à travers de nombreux éléments de romanesque (la forêt, l’évasion, l’enfant perdu…), à un éclaircissement graduel. En même temps, et tout est dans la virtuosité de cet en même temps, le récit est construit par blocs assemblés / juxtaposés constituant autant de fragments du passé.
La Torah et le Popol-Vuh
Apparaît ainsi, dans le cours de la narration plutôt qu’en arrière-plan, la dualité fondamentale qui structure toute la vie et l’œuvre de l’écrivain guatémaltèque. Rapportant à Regina la question d’un journaliste qui lui a demandé quels étaient « les livres non lus qui avaient le plus influencé [son] travail d’écrivain », Eduardo donne sa réponse : « la Torah et le Popol-Vuh »(2) ; « deux œuvres monumentales qui représentent et définissent les deux piliers sur lesquels est construite » une « maison » que notre homme s’entête, dit-il, depuis l’enfance à fuir mais aussi à chercher.
Le judaïsme et le Guatemala : le narrateur se sent fils d’une tradition qui court très loin dans le passé et passe par son grand-père déporté à Auschwitz, émigré à New York, installé finalement en Amérique latine ; mais la mémoire d’Eduardo, comme celle de Halfon, est également hantée par l’histoire convulsive de son propre pays natal, fui, retrouvé, fui à nouveau, où, nous dit-il, un fragment de son cordon ombilical est enfoui quelque part « dans la rive boueuse » d’un cours d’eau traversant un village guatémaltèque.
Le fil de la paternité, qui parcourt tous les livres de Halfon, unit les deux mémoires et les deux thématiques. Il en est un autre, celui de la violence. La mémoire de la Shoah, celle de la guerre civile qui a ensanglanté longtemps le Guatemala se croisent dans l’incroyable épisode raconté dans Tarentule, où « un faux camp de concentration nazi » est créé au fond de la jungle guatémaltèque dans le but d’avertir et d’endurcir les jeunes juifs – « pédagogie noire et toxique » qui suscitera l’effarement de certains parents et la menace de poursuites.
« Réalité et fiction » mêlées, comme le suggère encore le communiqué de presse ? Disons que des événements sans doute réels nous sont racontés comme on le ferait de ceux d’un roman – en témoignent l’atmosphère hallucinée et l’intensité de chaque scène. Par ce procédé, qui correspond exactement à la définition de l’autofiction, il s’agit de ressaisir un autre fil, toujours fuyant : celui de l’identité. Construire un récit qui soit à l’image d’une existence vécue dans l’après-coup de deux tragédies, et ballotée par cette double onde de choc… Ne pas domestiquer cette onde, mais la faire ressentir. Eduardo Halfon ne cherche pas à déplier et mettre à plat les méandres de la mémoire : il nous y entraîne pour s’y perdre avec nous, comme l’enfant dans la jungle tropicale – à la recherche d’une vérité plus vraie que celle du simple souvenir.
P. A.
(1) Voir ici
(2) Texte mythologique maya rédigé en langue quiché au XVIe siècle