Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Dans le premier roman de Marie Vingtras (1), un enfant disparaissait pendant une tempête de neige, en Alaska. Dans celui-ci, on retrouve le corps d’une jeune fille flottant, comme celui d’Ophélie, sur les eaux de la rivière qui traverse une petite ville américaine. Encore un roman américain !… J’ai déjà eu l’occasion de m’interroger (2) sur la curieuse manie, chez certains écrivains français, consistant à feindre l’appartenance à un autre pays, à une autre culture, et, bien qu’ils écrivent en français, à une autre langue. De préférence l’anglais des États-Unis. Ceux-ci seraient-ils devenus, dans l’esprit de nos auteurs, le pays du romanesque ? Seraient-ils plutôt, on frémit à le supposer, le pays des séries américaines ?...
On se pose ces questions en abordant, avec un peu d’agacement, ce qui s’annonce d’abord comme étant de l’ordre du pastiche. Puis, peu à peu, on oublie que l’auteure est française. C’est qu’elle fait bien son travail d’écrivaine américaine, Marie Vingtras. C’est-à-dire aussi son travail d’écrivaine tout court. Au point qu’on finit par se dire que, mon Dieu, si cet emprunt d’une identité transatlantique est, comme son pseudonyme emprunté à Vallès, le masque nécessaire qu’elle doit porter pour écrire… pourquoi pas.
Chacun son roman
Dans son roman, il y a quatre romans. Il y a l’histoire de Lauren, la shérif de la ville. Elle mène l’enquête sur la mort d’Ophélie, laquelle, en fait, s’appelle Leo. Lauren voudrait « pouvoir sauver toutes les femmes, surtout celles qui ne rentr[ent] pas dans les clous ». Cependant la femme de sa vie, Janis, aimerait qu’elles aient un enfant, et elle non. C’est là son problème.
Le problème de Benjamin Chapman, c’est sa mère. Celle-ci s’applique avec tant d’efficacité à façonner la vie de son fils que ce dernier n’a d’autre ressource que de la détruire, à coups de liaisons à haut risque avec des adolescentes mineures. C’est après une telle aventure qu’il a dû quitter New York et son existence brillante de jeune auteur à succès pour aller se terrer dans la ville des Âmes féroces, en tant que… professeur de lycée. Drôle d’idée. Surtout que « même dans les coins perdus la vie vous joue des tours et rebat les cartes » : parmi ses élèves, il y aura Leo et Emmy.
Car il y a aussi l’histoire d’Emmy, la meilleure amie de Leo. Amie… si on veut. Elle-même brosse son autoportrait sans détour : « Je veux prendre, je veux laisser et tant pis si après moi il ne reste que des ruines ». Son problème, on le voit, est simple, elle veut tout. Celui de Seth est simple aussi, pour d’autres raisons. Il a tout perdu pendant la crise des subprimes, y compris sa femme, une belle Italienne, qui l’a abandonné (croit-on) avec leur fille (ou supposée telle). Leo, bien sûr.
Quatre solistes et choeur
Marie Vingtras se souvient de son maître Faulkner : les quatre histoires prennent la forme de quatre monologues, lesquels nous font entendre successivement Lauren, Benjamin, Emmy et Seth. Quatre saisons en même temps se succèdent, du printemps à l’hiver. Mais au dispositif chronologique se superpose une impeccable construction par cercles emboîtés, qui nous conduit jusqu’au bout d’une vérité savamment distillée et retenue. On progresse aussi dans la « férocité ». Même si le prix semble bien revenir, dans ce domaine, au troisième locuteur, Emmy, la prétendue meilleure copine. Ce personnage d’ado rendue extralucide par le désespoir, qui a déjà compris que les hommes « ne refusent jamais une proposition » et a hâte de quitter la ville, ainsi que ses parents, qu’elle projette de laisser « derrière [elle] comme deux épaves », fait froid dans le dos.
Mais Marie Vingtras possède l’art de faire entendre toutes les voix, chacune avec son inflexion et sa violence propres. Aux quatre solistes se joint, à l’arrière-plan, un chœur muet : la fameuse petite ville, mal ou ironiquement bien nommée « Mercy ». En apparence, « il ne [s’y] passe jamais rien ». « Les gens s’imaginent qu’ils ont le contrôle de leur vie, sur ce qu’ils mangent, sur ceux qu’ils élisent et ceux qu’ils élèvent ». Pour eux, « tout est forcément dans la lumière, alors que même le jour le plus cru comporte sa part d’obscurité, une part empruntée à la nuit ». Mieux vaut pourtant, par conformisme ou par indifférence, éviter « de percevoir les ombres, les demi-teintes »… Et si c’étaient tous ces braves gens, « les âmes féroces » ?
P. A.
(1) Blizzard, L’Olivier, 2021
(2) Voir ici