Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
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L’indispensable préface, due à la traductrice elle-même, nous dit qui fut Peretz Markish. Né en 1895 en Ukraine, il passe vite du russe de ses écrits d’adolescence au yiddish, qu’il ne quittera plus. Ses jeunes années de poète avant-gardiste naviguent entre la récente URSS et la Pologne, où il fonde La Bande, revue illustrée, entre autres, par Chagall. Plus tard ce seront Berlin, Paris, la Palestine, enfin, et à titre définitif à partir de 1926, l’Union soviétique, où, malgré quelques frictions avec les tenants du réalisme socialiste, il connaît un grand succès et reçoit l’ordre de Lénine. Pendant la Seconde Guerre mondiale, il joue un rôle important dans le Comité juif antifasciste, dont les membres seront victimes du régime quand celui-ci, à la fin des années 1940, virera franchement à l’antisémitisme. Arrêté en 1949, Markish est exécuté en 1952.
Dans son œuvre principalement poétique (1) se détachent plusieurs gros romans, parmi lesquels celui-ci, dont c’est pourtant le premier tome. Paru en 1929, il est traduit en français pour la première fois. Et le moins qu’on puisse dire est qu’il ne donne pas le sentiment de se plier aux exigences d’un art officiel.
Le village et la route
C’est l’histoire d’un père et d’un fils. Le père est Mendl le meunier, qui vit dans un shtetl d’Ukraine. Mendl admire et adule son fils, Ezra. Cependant Ezra néglige vite ses études de médecine pour le militantisme, est arrêté par la police du tsar, et envoyé à l’armée, laquelle, en ces années de guerre, a besoin d’hommes. Ayant refusé de prêter serment au moment de partir pour le front, il est emprisonné. Mais, libéré par la Révolution, il devient tchékiste.
Mendl suit de loin ce parcours, sans quitter son village, où il mourra assassiné par des cosaques lors d’un pogrom. Le livre met en scène la tension entre deux générations, entre tradition et révolution, passé et avenir, immobilité et mouvement. La gare (« comme une petite valise en carton marron qu’un train aurait, dans sa course, laissé tomber »), avec la route qui y mène et relie le shtetl au vaste monde, fournissent le leitmotiv et annoncent le programme du roman. Cependant pas d’avenir radieux ni de credo révolutionnaire. Il est difficile de dire où va la sympathie de l’auteur. « Tu nous as détruits, Ezra ! Et tu as détruit un monde », se lamente Mendl. Mais Ezra sourit « timidement, les yeux embués » à la vue du « pauvre meunier ». Et le narrateur extérieur conclura : « Dans les lointains résonnaient les cris d’Ezra et les pleurs de Mendl. Les deux se diluaient en fumée dans l’indifférence de l’infini ».
Le point de vue du shtetl
Surtout, l’histoire d’Ezra, colonne vertébrale du récit, où se concentrent l’action et la violence, se réduit peu à peu à quelques épisodes toujours plus ponctuels pour laisser l’autre versant du roman prendre toute la place. C’est aussi, en effet, l’histoire d’un village. Et, de façon étonnante, c’est d’abord par là que le roman peut être considéré comme historique. Rien n’est passé sous silence des convulsions de l’époque, annoncées au début par l’apparition dans le ciel d’une mystérieuse « planète rouge ». Ce sont d’abord la misère due à la guerre contre l’Allemagne et la déportation de juifs soupçonnés d’espionnage. Puis, après l’éphémère occupation de l’Ukraine par les Allemands, c’est la Révolution, partie des soldats (« Qui est notre ennemi ? – C’est notre commandant ») et de la jeunesse (« Les jeunes femmes (…) voulaient fuir leurs maris abattus, leurs tristes mères et leur Dieu de miséricorde »), portée « vers Saint- Pétersbourg, vers le Palais d’hiver » par les hommes revenant du front, qui triomphe enfin : « Le monde a changé, Reb Mendl, hein ! C’est un autre monde »…
Cependant tout cela est vu à partir et sous l’angle du shtetl. Une génération passe… est un admirable roman d’atmosphères et de conversations. Entre comédie villageoise et satire sociale se construit une curieuse épopée à distance, placée sous le signe toujours plus insistant de la peur. Car selon les avancées et les reculs des uns et des autres, les Rouges sont remplacés par les cosaques ou les bandes nationalistes : « C’est les juifs qui déclenchent toutes les guerres », accuse-t-on ; les « sales juifs qui [ont] détrôné le tsar et mis un des leurs à sa place ». « Des bandits et des haïdanaks, venant des forêts voisines, séviss[ent] déchaînés sur toute la voie ferrée ». Et, au cours d’une scène bouleversante, Mendl doit aller recueillir des cadavres de juifs abandonnés sur la route et qu’il lave avec l’eau de « la pluie déferlante d’automne ».
Éclats et flux
Les éléments de la nature, eau, feu, vent, terre, souvent boueuse, participent étroitement à l’action. Tout est vivant : « Les lumières accueill[ent] Mendl comme un râteau d’or ramasserait une meule de blé » ; « Les grosses lèvres des vitrines (…) aval[ent] le fracas de la matinée glaciale »… Ce roman ample et lent dans son rythme d’ensemble use page après page d’une esthétique de l’éclat qu’on saisit dans un clin d’œil, de l’image poétique au sens quasi surréaliste : « Des vents coupants se frottent contre les parois des wagons tels des couteaux affûtés » ; « Les lointains se déchirent et battent comme des draps suspendus pour sécher »…
Cette combinaison de continuité et d’instantanéité, de flux et de ruptures, marquée par le futurisme et l’expressionnisme, dit admirablement le conflit moteur du récit. Signe qu’on est dans une grande œuvre, c’est d’abord l’écriture qui parle. Elle fait parfois surgir des paysages devant lesquels on pense aussitôt à Chagall. « La lune, glissant dans le ciel (…), tâte les échoppes mortes pareilles à des stèles ». Mais, dans « le calme de la nuit », « la rue met en lévitation ses maisons bancales », et « le printemps semble soulever les maisons, soulever les coupoles des églises ». Ce mouvement ascensionnel mêle son élan jubilatoire à l’atmosphère de violence tragique qui baigne le roman, dans un contraste d’une modernité saisissante et d’une beauté qu’on peut à bon droit dire convulsive.
P. A.
Illustration : Marc Chagall, Au-dessus de Vitebsk, 1913 (https://www.marcchagall.net)