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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

À deux heures, il sera trois heures, Sergi Pàmies, traduit du catalan par Edmond Raillard (Actes Sud)

Dans L’Art de porter l’imperméable (1), recueil de nouvelles où Sergi Pàmies évoquait (brillamment) son enfance et le poids sur sa vie des figures maternelle (une écrivaine connue) et paternelle (le dirigeant longtemps clandestin du Parti socialiste unifié de Catalogne), on trouvait une théorie de l’anecdote comme « métaphore d’un tout ». J’y avais vu un des traits baroques qui caractérisaient à mes yeux l’art de l’écrivain.

 

Insomnie, guitare et Parlement européen

 

Cette pratique oblique de l’écriture est plus évidente encore dans les dix récits composant À deux heures, il sera trois heures. À partir d’un objet ou d’un événement en apparence anodin, ce sont de brusques dérives vers des profondeurs où souvent rôde la mort (celles de la grand-mère, de la mère, de l’auteur-narrateur lui-même, qui échappe de justesse à un accident), quand elle n’avance pas sous le masque de la vieillesse, thème omniprésent (« L’inventaire de mes maux est plus efficace que de compter les moutons », constate celui qui nous parle au long d’une nuit d’insomnie).

 

Ou alors le détail de départ ouvre inopinément sur un vaste panoramique, comme c’est le cas de manière exemplaire dans la nouvelle intitulée Pourquoi je ne joue pas de la guitare. L’instrument emblématique d’un pays et d’une époque y est prétexte à faire défiler l’enfance d’exilé parisien (souvenir d’un concert d’Atahualpa Yupanqui), l’adolescence à Barcelone (« Je parle, je chante et je commence à écrire en catalan, en partie sous l’influence de l’école, en partie parce que de cette façon je peux attirer l’attention des filles qui me plaisent »), le passage à l’âge adulte, au gré d’une longue prise de congé métaphorique avec l’objet aimé (« Un flemmard sera toujours un flemmard – je finis par en faire cadeau à ma fille »).

 

Baroque de la construction, donc. Mais baroque aussi de la phrase, où la précision et la rigueur légèrement maniaques conviennent aux détours, aux virevoltes et aux chutes, le tout mâtiné d’ironie et de second degré : « Si l’inventaire [voir plus haut] ne fonctionne pas comme baume contre la veille forcée, je me concentre pour tout écouter, avec l’attention d’un guépard devant la caméra d’un documentaire animalier »… Car tout ramène toujours au problème central : les rapports entre réalité et fiction. L’écriture est fréquemment mise en scène, que ce soit directement – « Je prévois que la virginité [dont le souvenir vient d’être évoqué] m’aidera à terminer un texte – une commande, bien payée, d’une revue patronnée par le Parlement européen » – ou par le biais d’un jeu matois avec d’autres formes de récits – « Si c’était un film, nous verrions (…). Ceci n’étant pas un film, mais une nouvelle, le narrateur omniscient décide que… » –.

 

Zorro et son masque

 

Surtout, le recueil est ponctué de modes d’emploi, lapidaires, malicieux et contradictoires. « N’importe quelle anecdote peut avoir un intérêt littéraire », lit-on ici. Là, il est question d’« histoires sans lien entre elles que lui [le narrateur], justement parce qu’il soupçonne qu’elles appartiennent à une dimension inaccessible (un amalgame de passé, de présent et de futur, comme quand les autorités changent l’heure et décident qu’à deux heures ils sera trois heures), il a besoin d’écrire, espérant que les techniques du récit bref l’aideront à comprendre (…) ce qui lui est encore inconnu ».

 

« Je ne chercherai pas refuge dans le prestige des histoires basées sur des faits réels », assène pourtant le même narrateur. Ce refus de faire de la réalité un réservoir pour la fiction ne l’empêchant pas, au détour d’une autre page, de juger « irrémédiablement démagogique » le fait de « mettre la fiction au service de la réalité » ; contredisant ainsi la quatrième de couverture, qui soutient que c’est précisément sur cette dernière démarche que se « construit » toute l’œuvre.

 

Tout cela pose, inévitablement, la question de l’autobiographie. Elle est partout, et le recueil compose un portrait éclaté de son auteur, entre l’enfance et la vieillesse, en passant par le quotidien d’un écrivain-journaliste invité partout, qui reçoit des prix, donne des conférences… Et cependant cette dimension autobiographique est sans cesse concurrencée, voire estompée par les multiples fictions qui, dans le cours même des tranches de vie apparemment les plus fidèles, viennent s’inscrire ou tenter de le faire. Du reste, peut-on, sur le plan du rapport à la réalité, faire confiance à un auteur-narrateur qui, au terme d’une examen graphologique, s’est vu diagnostiquer comme « imposteur » ? C’est lui-même qui nous le dit. Et cet aveu ne fait que le rendre doublement suspect : « Zorro n’avoue pas. Zorro, on le démasque »…

 

On le voit, la littérature est le grand sujet d’un recueil qui, en tant que tel, constitue une question posée au genre qu’il illustre. Qu’est-ce qu’une nouvelle ? semble demander cet ensemble de récits écrits alternativement aux première, deuxième ou troisième personnes, liés entre eux par un complexe système d’échos, et jouant avec divers sous-genres répertoriés : conte fantastique, tableau historique, mémoires, fable… Parmi eux il y a des histoires à chutes et à révélations, des tranches de vie quotidienne, des textes en train de s’écrire, de faux carnets d’écrivain, de prétendues métaphores… Et aucun ne correspond au modèle standard de la nouvelle, non plus qu’aux post-modèles carvériens ou assimilés.

 

Mais tous se lisent avec le plaisir, la gourmandise et l’impatience que suscitent, quoi qu’il en soit, les vraies histoires. Tant celles-ci excellent à entraîner le lecteur à la poursuite d’une vérité qui ne s’offre que pour se dérober, de texte en texte, dans un ironique et fascinant chatoiement.

 

P. A.

 

(1) Jacqueline Chambon, 2019, voir ici

 

Illustration : Robert Mamoulian, Le Signe de Zorro, 1940 (https://www.cinemathuque.fr)

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