Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
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Qu’entre cinéma et enfance existent des rapports énigmatiques et profonds, ce n’est pas moi qui dirai le contraire. Dans un livre publié il y a bien longtemps (1), j’ai évoqué en détail mes extases de jeudi après-midi au Vox, au Capitole, à l’Eldorado et au Ritz de ma ville natale. Une ville en Alsace. Les cinémas d’enfance de Fabrice Gabriel étaient de l’autre côté des Vosges, et s’appelaient l’Eden ou le Central. « Les dimanches (…) étaient longs, en Lorraine », écrit-il. J’ai été enfant un peu plus tôt que lui. Pour couper à son ennui dominical, les péplums, les films de cape et d’épée ou de chevalerie, que j’aimais tant, avaient visiblement disparu des écrans. Mais il y avait toujours les westerns : « Le Massacre de Fort Apache », « Les Rebelles de Fort Thorn », « Fort invincible », « Fort Bravo »…
Geneviève de Brabant, Heidegger et l’Eden
Les souvenirs de Fabrice Gabriel quittent à dire vrai assez vite les territoires de l’enfance proprement dite, et les noms de Fuller, Wenders, Eustache ou Antonioni ne tardent pas à remplacer ceux de John Sturges, de Gordon Douglas ou de Raoul Walsh. Le western reste cependant un fil conducteur, parmi bien d’autres, dans ce livre qui, conformément au modèle de la collection Traits et portraits, où il s’inscrit, associe autobiographie et images – ici, affiches de films, photos de plateau, vues de salles… Notre auteur avait, nous dit-il, un grand-père qui possédait un pistolet, portait une cravate texane et, après s’être livré, dans son grand âge, à un simulacre d’attaque de banque, s’est suicidé. Et l’ombre de ce personnage qu’on dirait surgi d’un écran revient régulièrement hanter un texte où l’on retrouve la composition par associations arborescentes qui faisait déjà le charme d’Une nuit en Tunisie (2), où l’auteur égrenait les souvenirs d’un séjour comme coopérant à Sidi Bouzid.
L’actrice Geneviève Bujold, admirée dans l’adolescence, a « un prénom de chez Proust » et fait surgir la Geneviève de Brabant qu’une « lanterne magique » montrait au narrateur de la Recherche ; en 1927, la mère de Fabrice Gabriel voit le jour, Heidegger publie Sein und Zeit, et on inaugure l’Eden à Sarreguemines… Tout, on le voit, ramène au cinéma. Ou tout en part ? Qu’est-ce qui est « central » dans la vie ? Les films ou la vie même ? Ce récit au titre astucieusement ambigu interroge et traque sans relâche « la couture entre le cinéma et le monde ».
Caverne et miroir
Dans l’enfance, le cinéma annonce la vie, les photos affichées dans le hall constituant « les pièces (…) d’un puzzle » où se dessine « l’avenir encore innommé, l’envers de la caverne ». Plus tard, les événements qui se déroulent sur l’écran deviennent un commentaire susceptible de décrypter les secrets de l’existence réelle. Et c’est bien une existence qui se raconte ici, dans un constant va-et-vient entre intérieur et extérieur de la caverne cinématographique, où les moments de la vie et les titres des films se répondent. On voit passer l’adolescence parisienne, fascinée par la Cinémathèque et les Cahiers du cinéma ; le séjour aux portes du désert, voir plus haut ; le New York de Scorsese et de Woody Allen, où Fabrice Gabriel fut attaché culturel ; le Berlin de Wenders, où il dirigea l’Institut français…
On peut toujours revoir les films. Le faire, c’est « se mettre face au miroir du temps » ; « se revoir, du moins tenter de distinguer à travers la vitre du temps quel être nous fûmes, éloigné souvent de celui que nous sommes devenus ». Si le cinéma est de si près lié à l’enfance, c’est sans doute parce qu’il est intrinsèquement associé au passage des années. Dans le récit de Fabrice Gabriel, la référence fondamentale et, dirait-on presque, matricielle, n’est pourtant pas cinématographique mais littéraire : c’est L’Éducation sentimentale, maintes fois citée, en particulier la célèbre scène finale où Frédéric, le héros de Flaubert, et son ami de jeunesse Deslauriers se rendent compte que la vie est passée et que ce qu’ils ont eu « de meilleur » se concentre dans le souvenir d’une visite ratée au bordel… Comme dans Une nuit en Tunisie, le temps et son évanescence sont peut-être ici le vrai sujet. Le temps, c’est-à-dire la nostalgie. Elle imprègne chaque page d’Au cinéma central d’une élégante et poignante mélancolie.
P. A.
(1) Comment briser le cœur de sa mère, Fayard, 1997
(2) Seuil, 2017, voir ici
Illustration : https://www.senscritique.com