Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Parmi les innombrables livres qui s’annoncent aujourd’hui en couverture comme des romans, les plus réussis doivent peut-être se ranger dans deux catégories que tout semble opposer : ceux qui ne finassent pas, acceptant délibérément d’être romanesques (les auteurs russes actuels en donneraient peut-être les meilleurs exemples) ; et ceux qui tournent insolemment mais paisiblement le dos à tout ce que le mot de roman a longtemps paru signifier. L’ouvrage de Fabrice Gabriel fait partie de ceux-ci. Aura-t-il le succès qui, dans un monde idéal, serait le sien ? On peut, hélas, en douter, pour les raisons même que je viens de dire. Mais le pire n’est jamais sûr.
« L’arrière-cour d’un pays… »
Janvier, comme son nom l’indique, regarde autant vers le passé que vers l’avenir. Quand il se réveille dans un hôtel de la côte normande par un matin de l’automne 2011, il repense à la Tunisie. Cela s’explique : la « révolution de jasmin » suit son cours ; et, exactement vingt ans plus tôt, notre héros-narrateur faisait son service militaire comme coopérant à Sidi Bouzid, petite ville tunisienne de l’intérieur où Mohamed Bouazizi devait, en décembre 2010, s’immoler par le feu, déclenchant le soulèvement que l’on sait. Vingt ans plus tôt, cela nous fait 1990-91. C’était la première guerre du Golfe.
Affirmer qu’Une nuit en Tunisie est le récit de ce séjour de jeunesse dans une Afrique du Nord bouleversée par l’invasion lointaine du Koweit et l’intervention des puissances coalisées, dont la France, serait à la fois vrai et parfaitement trompeur. Certes, Janvier se rappelle « l’ennui des cafés entre hommes, les terrasses jonchées de mégots de cigarettes fumées longuement, le plus lentement possible » ; il se souvient de Serge, le camarade d’exil, pianiste aux nerfs fragiles, des figures locales, qu’il dépeint avec humour et tendresse, des amitiés, de tout ce qui faisait le fond d’une « vie sociale de provinciaux en exil, relégués dans l’arrière-cour d’un pays lui-même tout petit ». Avec en arrière-plan une guerre lointaine et comme désincarnée, dont la présence suspendue donne au récit un petit air de Désert des Tartares. Mais en refusant de faire advenir la moindre péripétie, de provoquer une seule véritable rencontre ou l’ébauche d’une quelconque histoire, l’auteur indique clairement que l’intérêt de son livre est ailleurs que dans son contenu le plus apparent.
Piano-jazz
Le titre dit bien ce décentrage : Une nuit en Tunisie, c’est aussi un morceau de Dizzy Gillespie, dont la version pianistique par Bud Powell (1) fait le fond sonore de l’année passée par Janvier au fond de son exil exotique. Or, à partir du motif tunisien, Fabrice Gabriel compose à son tour une partition capricieuse et superbement nonchalante. Le principe, si l’on veut, en est l’association d’idées : le père de Janvier parlait peu de sa guerre à lui, en Algérie, « laissant ce soin à sa propre mère (…), née en 1914, presque à la date où partait de Marseille un bateau baptisé le Carthage (…), qui conduirait Paul Klee en Tunisie », comme Flaubert s’y était rendu en son temps « avec son copain Max (le peu sympathique Du Camp) » ; à Sidi Bouzid, Serge et Janvier habitent une maison surnommée « le Château », ce qui leur évoque Moulinsart et Le Secret de La Licorne où interviennent les frères Loiseau, Maxime et G. (Gustave ?)… Chaque souvenir en évoque d’autres, en arborescence étoilée. Ancien attaché culturel, Fabrice Gabriel, qui dirige l’institut français de Berlin, est un homme cultivé, pas de doute. Mais rien de pédant ni d’abstrait dans le jeu de ses références : leur multiplicité même et leur entrecroisement les réduit à la fonction de purs motifs musicaux.
« Une sorte de Böcklin arabe… »
Des thèmes circulent et s’éclipsent, pour revenir, de façon obsédante : la musique elle-même, la peinture, avec la figure récurrente de Klee ; la guerre, l’Histoire, bien sûr, y compris ancienne et latine (pour des raisons encore, quoique pour peu de temps, professionnelles, je ne peux que me sentir en phase avec un homme qui sait ce qu’est un « adjectif verbal »). Les souvenirs se télescopent, ceux de Janvier, de ses parents, de Franz Marc, ami de Klee, et de sa guerre de 1914… Ce qui aurait pu être un huis clos dans le désert s’ouvre ainsi progressivement sur un espace bien plus vaste — celui, en définitive, de la mémoire.
Car la musique, revenons-y, c’est le temps, qui constitue peut-être le sujet véritable de ce petit livre discrètement ambitieux. Temps mort, temps pur, « instants en suspens, quand [on] regard[e] le soir venir, traînant dans les rues et parcs peu fréquentés » de Tunis ; temporalité trans-personnelle des générations qui se succèdent, le livre en venant pour finir à l’évocation légère et pudique de la vieillesse et de la disparition des parents de son narrateur… Et révélant alors le vrai centre autour duquel tournait son entêtante mélodie : « comme le trou au cœur d’un microsillon d’antan », Bouzid « n’appartenait plus à l’autrefois, dans quelque chronologie trop banale, mais devenait l’île paradoxale d’une sorte de Böcklin arabe », « figuration possible (…) de la mort même ».
P. A.
(1) Pour l'écouter, cliquez par exemple ici.
Illustration : Kairouan, aquarelle de Paul Klee, 1914.