Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Il y a toujours des livres dont on n’a pas le loisir de parler à temps ou qui parviennent trop tard à bon port. Et pourtant ils mériteraient bien qu’on en parle. Pendant quelques semaines, en parallèle à mes découvertes de la rentrée de janvier, j’évoquerai donc des titres parus avant la fin de l’année dernière, quelquefois même avant l’été. C’est le cas du troublant et par conséquent séduisant roman d’Antoine Bréa.
Pour introduire l’affaire criminelle qui sert de point de départ à son Récit d’un avocat, Antoine Bréa se livre au rapide commentaire d’un roman de Richard Millet. Cet incipit déconcertant annonce, si j’ose dire, la couleur : on n’est pas, malgré la collection, dans un roman noir ordinaire, avec ce livre qui pratique dès le départ l’art insidieux du décalage.
Pourtant, on s’y laisse prendre : efficacité d’une narration lisse et nerveuse, méandres d’une intrigue qui, partie d’un meurtre horrible sur fond de conflit familial, va plonger dans les marges de la guerre menée par le PKK aussi bien contre l’État turc que contre l’État islamique. Tout le monde, dans l’affaire, semble manipulé. À commencer par le héros-narrateur, l’avocat du titre. On a évoqué, à propos du récit d’Antoine Bréa, aussi bien Kafka que John Le Carré, et les déboires de son personnage anonyme au cœur de la machine judiciaire et carcérale rappellent bien ceux d’un Joseph K. L’auteur est, sous un autre nom, avocat comme son héros : c’est dire s’il s’y connaît en matière de monde judiciaire — et de romanesque.
Couteaux dissimulés et belles hémiplégiques
Mais le vrai sujet réside-t-il bien dans ces péripéties pleines de couteaux qu’on dissimule dans son anus, de crimes d’honneur, de crimes tout court et de services secrets ? Le texte, bourré de citations cachées (et avouées en fin de volume — mais le sont-elles toutes ?) glisse à tout moment dans les marges de l’histoire, où se joue, peut-être, l’essentiel. Il y est question de bourgades provinciales par temps pluvieux, de mésaventures absurdes, de nuits passées près de belles hémiplégiques, des malaises d’un narrateur lui-même en permanent décalage avec la réalité dans son ensemble, sa propre personne comprise (« On parle, dans ce que j’ai lu, de phobie sociale »).
Comment ne pas douter de tout ce que nous dit celui qui déclare benoîtement : « Il n’est pas rare qu’après coup des épisodes de ma vie m’aient paru empreints d’équivoque, entièrement irréels même, au point de ne les évoquer qu’avec appréhension devant ceux censés y avoir pris une part… » ? À mesure que le roman progresse, on se sent pris soi aussi d’un étrange vertige. Qu’il s’empare de nous à la lecture d’un texte en apparence si profondément ancré dans l’actualité la plus immédiate est révélateur quant à sa véritable nature : plutôt qu’une fiction politico-policière, ce Récit d’un avocat est une réflexion élégante et matoise sur les pouvoirs et les pièges de la parole littéraire.
P. A.