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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Source de chaleur, Soichi Kawagoe, traduit du japonais par Patrick Honnoré (Belfond)

fr.wikipedia.orgÇa commence en Sibérie, vers la fin de la Seconde Guerre mondiale, avec une jeune caporale de l’armée soviétique qui a étudié l’ethnologie et se prépare à participer à la reprise aux Japonais de la partie sud de Sakhaline, perdue par la Russie en 1905. Mais on quitte aussitôt, hélas, ce personnage séduisant, pour se transporter en 1882, sur l’île japonaise d’Hokkaido, où une partie des populations aïnoues de la même Sakhaline s’est réfugiée quand le Japon a lui-même perdu sa part du territoire au profit de la Russie des années plus tôt.

 

Histoire-géographie

 

À partir de là on redescend (très lentement) le cours du temps, jusqu’à rejoindre le point de départ et retrouver la caporale. En chemin on circule beaucoup, entre Japon, Sibérie continentale, pôle Sud, Pologne, voire Paris, avec pour port d’attache la même grande île s’étirant à l’extrême orient de l’empire russe. On fait la rencontre d’innombrables personnages, à propos desquels l’auteur, en tête d’une liste initiale, nous indique que « les principaux (…) sont réels et [que] leur vie documentée est conforme aux grands axes du récit ». Il y a bien eu, en effet, un authentique Bronislaw Pilsudski, anthropologue d’origine polonaise qui enregistra sur cylindres les chants et les contes des Aïnous et se maria à l’une d’entre eux. Sa vie est l’un des principaux fils conducteurs du roman, depuis sa déportation à Sakhaline jusqu’à la naissance de sa fascination pour les peuples de l’île (« Je suis venu pour savoir ce qui vous a faits »), à ses recherches peu à peu reconnues, à ses efforts pour apporter aux Aïnous l’éducation. Avec lui, nous allons croiser d’autres héros réels, aïnous, japonais, polonais ou russes, et quelques autres peut-être un peu plus fictifs, tel le pêcheur Yayomanekh, dont nous suivrons les errances entre Hokkaido et Sakhaline, et son groupe d’amis.

 

Tous ces gens vont, viennent, s’interrogent, ballottés par l’histoire fluctuante de l’île. C’est l’histoire d’une île, faite de guerres, d’exodes, de retours. Au fil du temps les idéologies politiques ou nationales changent, s’affrontent, sans que la question des rapports possibles entre sociétés développées et peuples autochtones trouve de réponse définitive. « Pour conserver son indépendance face à une civilisation beaucoup plus puissante, il faut une connaissance et une conscience claire des choses ». Mais quand les populations concernées auront « obtenu ces deux panacées, éducation et industrie, qui restera-t-il sur l’île » sinon des « sujets productifs du tsar de Russie » ou de l’empereur du Japon ? Faut-il croire, avec le « comte Ôkuma », homme politique japonais, que le fort est en droit de « manger le faible » ? Ou, comme l’Aïnou Yayomanekh, qu’« il n’y a pas de forts ni de faibles, ni de supérieurs ou d’inférieurs. On naît, alors on vit » ?...

 

Aventures et nostalgie

 

Ce gros roman géographique et historique se veut aussi roman ethnographique, écrit en hommage à un peuple premier. Cependant, au fond, qu’y apprend-on ? Les femmes aïnoues se font tatouer le pourtour des lèvres, les Aïnous sont experts en chiens de traîneau, ils portent des robes d’écorce… Ils jouent de la cithare, et pratiquent une poésie orale, les jojish, dont ne nous est donné aucun échantillon. Tout cela fait plutôt une épure de peuple, à l’image peut-être d’un décor fait tout entier de taïga, de toundra et de glace.

 

Mais tout est épuré, dans ce qui ressemble souvent à un énorme récit pour la jeunesse. La simplicité de l’écriture participe de cette dernière impression, du moins dans la traduction, où elle est occasionnellement poussée jusqu’à la gaucherie, pour ne pas dire pire. Et les sentiments aussi sont simples, bons, grands, naïfs, comme il sied à des héros exemplaires par leur humanisme et la pureté décourageante de leurs mœurs.

 

Toutefois qui dit jeunesse dit aussi aventures. Ça, il faut l’avouer, il y en a, sur terre comme sur mer, des naufrages, des glaces qui craquent, des coups de fusil et de pistolet… Il y a, surtout, de grands espaces. La nature, extrême et comme illimitée, fournit au récit son arrière-plan permanent et sa basse continue. Souvent hivernale (« Même les couleurs semblent gelées dans cette immensité »), quelquefois estivale, quand « la toundra gelée [se change] en landes verdoyantes couvertes de lichens ». Mais toujours, reconnaissons-le, lorsque « de nombreux saumons remontent la rivière, [que] l’ourse gronde », et que « la lune, traînant les étoiles à sa suite, teint de bleu la plaine enneigée que les chiens traversent en courant », poétique.

 

L’autre grand thème de fond prend la forme d’une question : que deviennent les peuples ? Survivent-ils à la civilisation, dont ils ne peuvent pourtant complètement se passer ?... Et cette première interrogation conduit à une seconde, plus profonde, et qui occupe sans cesse l’esprit des personnages : Où est mon pays ? se demandent-ils tous. Yayomanekh « [a] voulu revenir dans sa patrie, mais celle-ci était morte avant même son retour ». Pilsudski retrouvera-t-il la Pologne en Pologne ? Alors même qu’ils sont chez eux, nos héros restent possédés par le regret d’un impossible lieu originel. La terre des pères est une image mentale plutôt qu’une réalité géographique. Et Sakhaline, mythe insaisissable, extrémité du monde toujours dérobée, a des allures de belle métaphore.

 

P. A.

 

Illustration : à Sakhaline...

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