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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Nord Sentinelle, Jérôme Ferrari (Actes Sud)

www.events-sensation.comL’ironie, la Corse et la phrase…, disais-je en 2012, croyant repérer, dans Le Sermon sur la chute de Rome (1), trois composantes essentielles de l’œuvre de Jérôme Ferrari. Qu’il s’agisse d’une œuvre au sens le plus plein du terme est confirmé par ce rôle central de la phrase, qui saute aux yeux ici. Elle porte tout. Brève ou, plus souvent, très longue, impeccable dans les deux cas, elle est baroque dans sa construction sinueuse comme par le contraste entre sa majesté apparente et le trivial occasionnel du contenu, voire des mots, effet caractéristique de la forme de comique appelée burlesque : « Alexandre rencontra des difficultés inquiétantes que Catalina, dans l’aveuglement de son amour de mère, attribuait à un excès de sensibilité, un caractère rêveur, voire à une forme peu orthodoxe de génie alors que leur cause réelle n’était que trop claire pour peu qu’on examinât objectivement la situation : le gosse était complètement con ».

 

Gloire, loques, retraités libidineux

 

Burlesque, ironie, humour noir, plusieurs tonalités concourent cependant à un comique toujours grinçant. Avec plusieurs cibles : la Corse, toujours (« Ils n’eurent pas à lever le petit doigt (…) tant que dura la période bénie de la féodalité, c’est-à-dire, sur notre terre qu’ignoraient les majestueux courants de l’histoire et du progrès, à peu près jusqu’aux années trente du siècle dernier ») ; en Corse, une famille particulière, les Romani, persuadés que leurs ancêtres ont surgi « dans toute leur gloire du sol même de la terre nourricière au lieu de se contenter, comme ceux du commun des mortels, de descendre (…), couverts de loques et de poux, d’un rafiot ligure ou baléare échoué sur une plage ». Parmi les Romani, il y a Philippe, ami de l’anonyme narrateur, et père d’Alexandre (voir plus haut), dont la mère est Catalina, cousine dudit narrateur, dont celui-ci est depuis toujours amoureux. Adulte, cet Alexandre, sous un obscur et futile prétexte, blesse grièvement à coups de poignard Alban Genevey, fils de continentaux propriétaires depuis des années d’une maison dans l’île, où ils passent toutes leurs vacances.

 

Ils incarnent la troisième cible des malédictions et des sarcasmes du narrateur : les envahisseurs-colonisateurs, à présent dénommés touristes. Le héros de Jérôme Ferrari, qui lui ressemble et enseigne comme lui la philosophie dans un lycée insulaire, fait une peinture apocalyptique du phénomène touristique et des ravages qu’il entraîne, « la saison du vide succédant sans relâche à la saison des foules qui lui succèd[e] », et amenant « en masse » les randonneurs, les riches étrangères ou les « retraités libidineux (…) exposant à la vue de tous l’obscénité livide de leurs jambes variqueuses et de leurs orteils dénudés ».

 

Danse macabre

 

Tout le monde est ridicule : Corses et continentaux, colonisateurs et colonisés. Et le narrateur lui-même, de son propre aveu « jamais devenu adulte », qui se plaît à se représenter dans des situations peu gratifiantes et, après avoir fui l’île pour enseigner plusieurs années à l’étranger, n’a pu s’empêcher d’y revenir. Tout le monde est condamné, puisque tout le monde est en enfer, cet enfer que matérialise la ville en été, quand les corps se pressent dans les rues ou le long des quais sur fond de « grondement indistinct où se mêlent les lignes de basse, la pulsation des boîtes à rythme, le flux du sang, les battements de cœur d’une énorme bête fiévreuse à l’haleine de ciste, de bile noire et d’alcool ».

 

L’enfer, c’est la Corse ancestrale, son héritage de violence, la malédiction des pères et le désir impossible pour les fils « d’être [leur] père ». Mais c’est surtout la Corse d’aujourd’hui, où Alexandre a tenté, à sa manière, de faire ce qu’aurait dû faire le sultan de Harar qui, au lieu de tuer l’explorateur Richard Francis Burton, l’accueillit dans sa cité et le laissa repartir sain et sauf, ouvrant la voie à toutes les invasions ultérieures.

 

L’enfer, c’est le monde moderne, et peut-être le monde tout court, livré au pouvoir de la mort. Elle est là, « massive et dense, si bêtement matérielle », omniprésente comme elle l’est dans tous les livres de Ferrari. Si sa phrase est baroque c’est aussi parce qu’elle porte simultanément deux tonalités, le burlesque mais aussi le tragique. Ses magnifiques périodes ont des tons d’oraison funèbre, c’est sur notre sort à tous qu’il se lamente.

 

P. A.

 

(1) Actes Sud, prix Goncourt 2012, voir ici. Et, pour un autre livre du même auteur, À son image (Actes Sud, 2018), qui vient de faire l’objet d’une adaptation cinématographique, voir ici

 

Illustration : le port d'Ajaccio la nuit

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