Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
L’année penche vers sa fin, et voici deux livres qui, chacun à sa manière, anticipent sur le climat de fête qui déjà s’annonce. Chacun d’eux pourrait aussi, le moment venu, figurer parmi les indispensables présents.
Le Miroir du Merveilleux, Pierre Mabille (Fage)
Alors que l’on célèbre le centenaire du premier Manifeste du surréalisme, les éditions Fage republient Le Miroir du Merveilleux, de Pierre Mabille. Paru en 1940 aux éditions du Sagittaire, l’ouvrage tentait alors de donner une impulsion nouvelle au mouvement surréaliste en début d’essoufflement. Pour cela, il se fondait sur l’intérêt croissant du groupe, et de Breton en particulier, pour l’occultisme et la magie. Le même Breton préfaça, en 1962, la seconde édition, publiée chez Minuit.
Cette réédition-ci, indéniablement, s’imposait. Certes, on peut déplorer les fautes qui la déparent, le massacre métrique et lexical d’un des plus beaux textes de Rimbaud, Les Poètes de sept ans, Ovide étrangement situé au « VIIIe siècle » (avant ou après ?) ; et je ne dis rien de la maquette… Mais il y a l’éclairante préface et les notes critiques d’Emmanuel Blanchard, la reproduction des illustrations figurant dans les éditions précédentes (Picasso, Masson, Tanguy, Ernst…) ; de plus, après le Miroir proprement dit, on trouvera et lira avec intérêt dans le même volume Le Merveilleux, conférence donnée par Mabille en 1944.
Curieux personnage, ce Mabille (1904-1952), qui, après avoir abandonné sa carrière de médecin hospitalier, sombra dans une dépression d’où ne le tira que sa rencontre avec André Breton, en 1934. Le voilà promu médecin du groupe. Il publie La Construction de l’homme (1936), où il applique une méthode inspirée de l’alchimie, reprenant notamment la théorie du microcosme et du macrocosme.
Car il était ferré dans le domaine de l’ésotérisme, ce qui dut contribuer grandement à l’intérêt qu’il éveilla auprès du Pape… Pourquoi le merveilleux ? Parce que, dans un esprit très classiquement surréaliste, il « exprime le besoin de dépasser les limites imposées (…) par notre structure », et « trouve son origine dans le conflit permanent qui oppose les désirs du cœur aux moyens dont on dispose pour les satisfaire ». Pourquoi un miroir ?... « Les reflets, par leur caractère virtuel, ressemblent aux images dont se construit la pensée ».
Divisé en plusieurs parties (La création, La destruction du Monde, La prédestination, La quête du Graal…), l’ouvrage est pour une part une anthologie, où l’on trouve des poèmes, des extraits d’auteurs divers (Lewis, Gracq, Lautréamont, Chrétien de Troyes…), et, surtout, des contes ou des mythologies provenant du monde entier. Tous ces textes donnent cependant lieu à des commentaires et des développements théoriques, d’inspiration jungienne ou non – « La terreur que provoque en nous l’idée d’un bonheur complet traduit-elle une loi cosmique (loi qui empêcherait par exemple la conjonction des astres, le heurt des planètes qui s’attirent) ou résulte-t-elle seulement de l’enseignement traditionnel des religions et des familles ? ». Avec, occasionnellement, un grain d’autobiographie : « Pendant mon enfance, l’annonce des cataclysmes provoquait en moi une voluptueuse satisfaction »…
Quoi de mieux pour Noël ?
Pour dire et pour rire, Astrid Ruff (disponible à aruff@hotmail.fr ou à la librairie LaTache noire, Strasbourg)
Festif, le livre d’Astrid Ruff l’est d’une autre façon. Chanteuse, comédienne, spécialiste de la littérature et de la chanson yiddish (1), elle rassemble aujourd’hui en un recueil des textes publiés en revue au fil des années. Plutôt que des nouvelles, disons des fragments autobiographiques, qui composent un autoportrait-mosaïque.
Il y a là, regroupés en plusieurs rubriques, des souvenirs de théâtre, de musique, de danse, tous liés à une ville, Strasbourg, où l’auteure est depuis longtemps une actrice importante de la vie associative et culturelle. Les plus émouvants de ces courts récits sont pourtant ceux qui égrènent les images d’une petite enfance vécue au Maroc (« On est "ni-ni", de passage. Ni ashkenaz, ni sefarad. Ni juif ni pas juif. Ni colon ni autochtone. Ni riche, ni pauvre »), puis de l’arrivée en Alsace, à huit ans, avec, alors seulement, la découverte de sa propre judéité (« J’ai été étonnée, et pas spécialement ravie »). Les textes les plus drôles, ce sont ceux qui relatent, avec tout un art du pastiche et du second degré, des anecdotes de l’existence menée plus tard entre un mari et des fils alors encore jeunes. Ainsi d’une désopilante histoire de pantalon, ou de la vie, de la mort et des funérailles d’un « poisson [rouge] juif » nommé Fausto.
L’originalité de tous ces récits tient cependant d’abord à la vision qui les habite : tout, même le pays natal tôt quitté, est perçu à partir et pour ainsi dire sous l’angle d’une ville, découverte dans l’enfance et l’adolescence, sillonnée en tous sens au gré de multiples activités, au point d’être devenue bien plus qu’un simple cadre de vie. À la fois familier de bout en bout et toujours vaguement étrange, Strasbourg est l’objet d’une fascination qui se traduit en particulier dans le rapport singulier que notre narratrice entretient avec le protestantisme alsacien, vu, lui aussi, à la fois à distance et avec une mystérieuse sympathie.
Mais avec Astrid Ruff tout prend une forme musicale. Et c’est la Passion selon saint Matthieu, de Bach (2), entendue à maintes reprises, chantée, écoutée et réécoutée, qui vient la hanter dans ses insomnies, et scander le beau texte qu’elle leur consacre en conclusion de ce recueil sereinement et délibérément intime.
P. A.
(1)Voir ici
(2) Exécutée à Pâques tous les deux ans, en alternance avec la Passion selon saint Jean, à l’église luthérienne Saint-Guillaume de Strasbourg
Illustration de Victor Brauner pour Le Miroir du Merveilleux