Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Il arrive parfois à ce blog d’associer des livres qui n’ont pas grand-chose en commun – sauf à y regarder de plus près. Dans le cas de ces deux-ci, on verra alors qu’ils ressuscitent, de deux manières bien différentes, les émerveillements de l’enfance.
Le Maître des horloges, Jacques Fortier (Le Verger)
D’habitude, je ne parle pas des polars. Ou alors il faut que ce ne soient pas des polars, tel ce roman qu’il faudrait plutôt dire policier et inscrire dans une tradition prenant naissance quelque part entre Leblanc et Conan Doyle. D’ailleurs, Jacques Fortier, longtemps journaliste, a commencé sa carrière de romancier avec, en 2009, un brillant pastiche dans lequel il prenait comme narrateur tout simplement le docteur Watson (1).
Celui qui devait devenir par la suite le héros de plusieurs autres enquêtes y apparaissait en enfant fasciné par le détective britannique. Revenu dans l’excellent Quinze jours en rouge (2), en jeune soldat traquant un assassin dans Strasbourg mis sens-dessus-dessous par l’éphémère expérience des conseils ouvriers de 1918, Jules Meyer à présent a son agence de détective. Elle est située sur une place connue de la capitale alsacienne, mais dans un pâté de maisons n’existant plus que sur les photos prises avant la Seconde Guerre mondiale.
Le choix de ce domicile fantôme convient on ne peut mieux à des récits qui se déploient à mi-chemin de l’imaginaire et de la réalité historique. Celle de l’Alsace, on l’aura compris, et c’est une autre raison à mon intérêt. Notre homme tisse avec une maestria qui frôle sans cesse le second degré l’histoire complexe de la province au XXe siècle et des intrigues respectant toutes les règles du genre, humour compris. Grandes tragédies historiques, petites répercussions quotidiennes, topographie strasbourgeoise des années 1920-1930, langue alsacienne (traduite en note), gastronomie (très présente), tout est là, tant pour l’autochtone attendri que pour le touriste de l’intérieur soucieux de s’instruire. Mais il y a toujours autre chose.
Ici, il y a un objet singulier, qui a, je ne dirai pas bercé, mais au moins fasciné ma propre enfance au pied de la fameuse cathédrale à flèche unique. Dans un transept de ladite cathédrale se dresse l’horloge astronomique, qu’on allait visiter en famille, guettant, à midi, le défilé des âges de la vie devant la mort. Ce que, émerveillé par le mécanisme de l’allégorie autant que par celui des automates, j’ignorais alors, c’est que dans l’horloge se cachait le comput (« un drôle de nom »). Ne comptez pas sur moi pour vous dire ce qui, comme bien d’autres choses, sera expliqué en passant et sans pesanteur dans le roman, à savoir en quoi consiste cet objet dans l’objet. Ni pourquoi une belle brigande un peu espionne sur les bords cherche à le dérober à l’intention d’un mystérieux commanditaire. Qu’il vous suffise de savoir que Jacques Fortier n’ignore rien de ses significations possibles sur le plan psychanalytique, comme en témoigne un rêve de son héros, dans lequel la ravisseuse évoquée ci-dessus, « l’épaule dénudée, enfonc[e] dans son cœur avec un sourire sadique la longue aiguille du comput ».
Et, même s’il n’appuie pas, l’auteur est bien conscient aussi des sens symboliques dont peut se charger, à une époque passionnée par « le temps et la vitesse » et dans un roman où le train joue aussi un grand rôle, un mécanisme fait pour mesurer les cycles immuables de l’année ecclésiastique. Morceau d’un autre temps, perdu ou volé, à retrouver et à réinsérer parmi les rouages de l’horloge… ou, en une belle et malicieuse mise en abyme, dans ceux du récit.
Bestiaire, Alexandre Vialatte, illustré par Honoré (Arléa)
Les éditions Arléa rassemblent ce printemps les textes consacrés par Vialatte aux animaux, qui parurent pour la plupart dans La Montagne avant d’être repris en volume chez Julliard dans les années 1980. On trouve là le Loup, le Cheval, le Chondrostome (« Le monde est surprenant. Surtout la mer »)… Mais aussi l’Auvergnat, le Russe (« Ils chantent en chœur, boivent de la vodka dans des soupières et se nourrissent d’œufs de l’esturgeon femelle en jouant des airs locaux sur des violons tziganes »). Et l’Homme, tout simplement. Voilà pour la philosophie d’ensemble.
Mais l’animal est d’abord, bien sûr, un motif éminemment littéraire, et « le loup des légendes », par exemple, « représente (…) une exigence du paysage, un postulat de la sensibilité ». Comme tous les motifs littéraires qu’il réutilise, l’auteur des Fruits du Congo traite celui-ci avec la vertigineuse ironie qu’il affectionne. Cependant il y a plus : le langage poussé aux limites de l’absurde (le homard « demande à être plongé vivant dans l’eau bouillante. Il l’exige même, d’après les livres de cuisine ») ; le sens souverain du rythme et de la formule… Le marabout : « Il dépasse la zoologie ; on dirait une lettre chinoise » ; l’homme : « Ses frivolités sont sanglantes ; il est plus tragique que sérieux ».
Les illustrations du recueil achèvent d’en faire un hommage au Bestiaire d’Apollinaire jadis illustré par Dufy. Honoré, dessinateur notamment pour Charlie-Hebdo, mort dans l’attentat de 2015, souligne cette parenté en imitant habilement l’aspect de la gravure sur bois. Jouant sur les masses et les cadres, il invente un humour plastique, troublant équivalent de celui dont use le grand écrivain.
P. A.
(1) Sherlock Holmes et le mystère du Haut-Koenigsbourg, même éditeur
(2) Même éditeur, 2011
Illustrations : les âges de la vie et la mort à l'horloge astronomique de Strasbourg ; illustration d'Honoré pour le texte de Vialatte consacré au Bœuf