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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Dette d’oxygène, Toine Heijmans, traduit du néerlandais par Françoise Antoine (Belfond)

photo Pierre AhnneTrois livres en un. Après En mer (Bourgois), Médicis étranger 2013, le journaliste et écrivain Toine Heijmans s’attaque à la montagne, avec un gros roman dont il essaie d’escalader simultanément les trois faces. Il y a là une histoire de l’alpinisme, pleine de noms célèbres et de détails puisés dans les copieuses sources indiquées en fin de volume. Il y a un ouvrage documentaire, rempli de mots techniques repris dans l’abondant glossaire final. Il y a, pour porter tout ça, un roman.

 

C’est l’histoire de Walter. Encore adolescent, il a rencontré Lenny, qui l’a initié à l’alpinisme. Aux Pays-Bas, c’est difficile… Nos futurs héros se sont entraînés sur une pile de pont. « Tu dois escalader un passage clé sans respirer », disait Lenny. « Tu dois grimper sur ta dette d’oxygène ! » Laissant là leurs études, les deux amis ont filé le plus vite possible s’installer à Chamonix pour y grimper sur tous les sommets des environs. Plus tard, ce fut l’Himalaya.

 

La montagne, et après ?

 

Quelque part, pendant une nuit de tempête, Walter n’est pas sorti de sa tente pour porter secours à Lenny. C’est un autre alpiniste qui s’en est chargé. Est-ce pour solder cette dette-là que, vieilli et porteur d’une maladie peut-être mortelle, Walter revient seul au Népal escalader un dernier sommet, ce qui lui donnera l’occasion de sauver la vie d’un nouveau compagnon, plus jeune, nommé Monk (« Le fait de l’avoir retrouvé dans la montagne répara peut-être quelque chose ») ? Ou est-ce pour finir en beauté sur une cime, grâce au pentobarbital dont il a additionné le thé de sa Thermos ?

 

On ne sait pas très bien. Tout ça n’est pas très clair, et on se demande encore à la dernière page de quoi exactement la montagne va accoucher. La construction, à l’image du sujet, n’arrange rien. Le récit de l’escalade alterne avec les retours en arrière sur les jours précédents et les évocations du passé plus lointain. Les hauts et les moins hauts se succèdent, dans des chapitres dont le titre se limite à une simple indication d’altitude. « Roman d’apprentissage », dit la quatrième de couverture. Mais apprentissage de quoi ? Walter, le narrateur, tient d’un air sombre des propos contradictoires, sans jamais répondre vraiment à la question clé : pourquoi font-ils ça ? « Comme si notre mission était d’entreprendre l’insensé, dont nous seuls comprenions le sens juste (…). Si seulement c’était vrai ». « Les gens nous prennent pour des héros. Malheureusement ce n’est pas le cas. On est allongés dans une tente, sans raison apparente, à chercher notre souffle dans une montagne qui n’a d’intéressant que sa hauteur ».

 

Chemins qui ne mènent nulle part

 

Walter est un bougon, qui ne cesse de décrier sa propre passion. Car passion il y a. L’auteur n’a pas pris la peine de donner à ses personnages, tous masculins, famille, enfance ou compagne. Seul Lenny, en cours de récit, disparaît dans le mariage et la paternité comme dans une crevasse. Une passion, dans son cas, chasse l’autre. N’a-t-il pas, un jour, à Walter, qui lui posait la fameuse question, répondu : « Parce que ça me fait bander » ? Walter lui-même, ou le bien nommé Monk, semblent bien avoir pour objet de désir la seule montagne. À moins que ce ne soit le corps de l’autre, qu’il faut, longtemps, de retour dans la tente, serrer dans ses bras pour le réchauffer ?...

 

Disons qu’il y aurait au moins eu là une piste à explorer plus systématiquement. Mais ce livre-montagne est plein de pistes dont on n’entrevoit que le départ. Qu’on en juge, au hasard des pages : « J’ai gravi la montagne, et il n’y a rien » ; « L’air raréfié agit comme une lentille qui rapproche les montagnes ; ce que je vois n’est pas la réalité, mais une construction physique, une convention avec moi-même » ; « En haute altitude, la sensibilité est un danger (…). Une montagne est un problème arithmétique ».

 

Âge d’or et dexaméthasone

 

L’écriture est en harmonie avec cette dernière conception des choses. Pas de lyrisme. Des paysages, mais simplement indiqués. On nous épargne les effusions, pour tout centrer sur les objets, les corps, les gestes qui les associent. Chaussons, chaussures, baudriers, mousquetons. Contrôle des pieds, des orteils, du cœur, du souffle. Iode, acétazolamide, dexaméthasone, « et de grosses boîtes d’antibiotiques ».

 

Tout ça aurait largement suffi à faire un roman. Et, en l’état, suffit pour qu’on ait envie de suivre jusqu’au bout le récit méticuleux et sec de l’ultime ascension de Walter. En sautant tout de même çà et là un passage… Car, d’autant plus embarrassé par son vaste sujet qu’il veut à tout prix en faire le tour, Heijmans accumule les informations, et, surtout, déploie au-dessus de ses héros la grande ombre de l’histoire de l’alpinisme. Walter et Lenny ont lu tous les livres. Ils connaissent par cœur les aventures de Messner, de Herzog, de Toni Kurz. À tout instant, le récit s’interrompt pour nous raconter les exploits de ces grimpeurs réels, ceux de « l’âge d’or de l’alpinisme », quand « le temps des héros » n’était pas encore « révolu ».

 

Oui, mais voilà : contrairement à ce qu’on s’efforce, avec une constance qui force l’admiration, de lui imprimer dans l’esprit, le lecteur de romans ne veut pas d’histoires vraies. Il veut des histoires. Vraies ou pas, romanesques ou non, mais des histoires. Pas des renseignements. Le livre de Toine Heijmans, qui aurait pu être si passionnant, a, en plus de ses autres mérites, celui de nous en administrer exemplairement la preuve.

 

P. A.

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