Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
/image%2F0652100%2F20251006%2Fob_4ead19_20151028-121859.jpg)
Voici trois publications qui témoignent une fois de plus, avec des bonheurs divers, de l’engouement actuel pour le récit de vie, que celui-ci soit autobiographique ou biographique.
/image%2F0652100%2F20251006%2Fob_00d489_8d26a83d12cdbffc6b189eaa59e27d2aae7292.jpg)
Un livre, Fabrice Gaignault (Arléa)
L’épisode est bien connu des lecteurs de Si c’est un homme… Lors de l’évacuation d’Auschwitz, Primo Levi, malade, est incapable de se joindre à la cohorte de prisonniers dont beaucoup succomberont à la marche de la mort. Enfermé à l’infirmerie avec des compagnons dans le même état que lui, il y passe plusieurs jours à attendre l’arrivée des libérateurs soviétiques, incertain de son sort et craignant toujours d’être abattu. Il lit Remorques, roman de Roger Vercel, dont un exemplaire lui a été donné par un déporté-médecin.
Fabrice Gaignault rappelle tout cela dans son introduction, ajoute quelques platitudes sur les bienfaits de la lecture, explique, en un parallèle qui frôle l’indécence, que, dans son enfance, « [lui] aussi a été sauvé » par les livres, et conclut qu’il a écrit le petit volume que nous avons entre nos mains « pour [ses] enfants », à qui il ne désespère pas de transmettre son amour de la littérature…
Après quoi il étire les quelques lignes de Primo Levi de façon à en faire une soixantaine de pages. Cela l’amène à beaucoup de répétitions, inévitablement. Et aussi à adopter le point de vue de l’écrivain italien au moment des faits, ce qui est en soi fort discutable. On trouve cependant quelques pages dignes d’intérêt sur le contraste entre l’intérieur et l’extérieur, le huis clos mortifère de l’infirmerie et « les ouragans de Vercel », porteurs, avec leurs dangers imaginaires, d’un retour à soi et à la vie après des mois d’enfer concentrationnaire.
Qu’un auteur français antisémite et compromis sous l’occupation (1) soit involontairement à l’origine de cette renaissance constitue un étrange paradoxe, que notre auteur ne mentionne cependant que dans la postface.
La Trilogie de Copenhague, Tove Ditlevsen, traduit du danois
/image%2F0652100%2F20251006%2Fob_767232_www-telerama-fr.jpg)
par Christine Berlioz et Laila Flink Thullesen (Bourgois)
Après être parus séparément chez Globe (2), les trois tomes autobiographiques de l’écrivaine danoise morte en 1976 sont réunis par Bourgois en un seul volume de sa collection Satellites.
Voilà l’occasion de lire, si ce n’est déjà fait, ce récit d’une enfance et d’une adolescence dans les quartiers ouvriers de Copenhague entre les deux guerres, puis d’une entrée en littérature, de mariages houleux, d’une dépendance à la drogue. Fausse simplicité de l’écriture, discontinuité apparente de la construction, individualisme violent et assumé confèrent à ces textes une impressionnante et singulière intensité.
/image%2F0652100%2F20251006%2Fob_5ee899_cairn-empilement-de-cailloux-002.jpg)
Cairn, Kathleen Jamie, traduit de l’anglais par Ghislain Bareau (La Baconnière)
Poétesse et essayiste, l’écrivaine écossaise Kathleen Jamie est, nous dit le dossier de presse, « une représentante majeure de l’écopoétisme ». « Les catastrophes naturelles nous cernent » et « la courbe de [sa] vie (…) ne se cache plus derrière l’horizon », constate-t-elle dans un prologue qui annonce la double thématique, autobiographique et écologique, du petit livre qui va suivre.
Les « histoires » qui le composent se conforment au modèle du cairn, amoncellement de pierres apparemment aléatoire mais assez rigoureusement édifié pour résister aux assauts du vent. On commence à les lire avec, dans mon cas, la méfiance que chacun peut imaginer… et on est surpris et ravi par la beauté et la justesse de ces courts textes.
Ceux qui s’affichent clairement comme poésie frappent surtout. Contrairement à la plupart des publications qui, depuis quelque temps, se réclament du genre, ce sont de vrais poèmes, tout entiers concentrés dans l’effort pour saisir l’instant en ce qu’il a d’impondérable :
« Que perçoit-on sur la lande sinon un peuple d’ombres,
ombres de cerfs, voire ombres de loups ?
Le chemin lui-même est une ombre, presque effacée
sous la brande et la tormentille jaune : fleurs d’un été,
à peine épanouies elles se muent en souvenirs,
se léguant elles-mêmes… »
En dehors de ces vers libres on trouve aussi des poèmes en prose, des souvenirs d’enfance et d’autres fragments autobiographiques, des méditations dans la nature. Ils ne tombent jamais dans le discursif, et la présence constante du thème de la dégradation de la nature contribue avant tout à la tension, qui structure l’ensemble, entre existence individuelle et présence du monde, y compris dans ce que celui-ci a de plus géologique.
De l’art, en somme.
P. A.
Illustrations : photo Pierre Ahnne, puis https://www.leboncoin.fr, www.telerama.fr, https://www.neozone.org