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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Les Remplaçants, Bernardo Carvalho, traduit du portugais par Elisabeth Monteiro Rodrigues (Métailié)

D’une certaine façon, c’est le récit d’une psychanalyse. Ou plutôt la reconstitution d’une psychanalyse, transformée sous nos yeux en objet littéraire singulier. Ce huitième roman traduit (1) de l’écrivain brésilien raconte l’histoire d’un père et d’un fils dont on ignorera toujours le nom, comme d’ailleurs ceux des autres personnages, réduits ainsi à des fonctions. On comprend peu à peu que cette histoire, qui semble d’abord narrée au point de vue de l’enfant, est en fait revécue et probablement écrite par le fils devenu adulte après la disparition du père. Et on se rend compte aussi qu’au fil du texte ce narrateur invisible derrière l’emploi de la troisième personne se livre à un travail de décryptage pareil à celui dont pourrait faire l’objet un rêve. Lequel travail aboutit à une double révélation : le père a commandité au temps de la dictature le massacre de tout un village indien ; l’homosexualité du fils, apparente inversion de la manie hétérosexuelle du père, est peut-être en fait la réalisation d’un secret désir de celui-ci, formulé sous forme d’interdiction – « Rien ne doit entrer dans le cul… sauf les suppositoires ». Suppositoire et supposition ayant « la même racine », toute l’affaire peut se voir résumée en ces termes : « La supposition d’un père et d’un fils (…) tandis que l’histoire pass[e] à côté, en dessous, l’histoire du pays »…

 

Baroque obscur

 

Dit comme ça, c’est – relativement – simple. Comme est simple le fil conducteur principal, qui suit le voyage en avion des deux héros au-dessus de la forêt brésilienne jusqu’à la « fazenda » du père (« sept fois le Liechtenstein pour une misère » alors que les militaires au pouvoir « brad[ent] la forêt »). Pendant le vol et les escales, le fils, âgé de onze ans, raconte au père l’intrigue du roman de science-fiction qu’il relit pour la centième fois : envoyés sur une planète lointaine avec de faux souvenir implantés, des adolescents découvrent en grandissant qu’ils étaient là pour « tester » l’endroit avant l’arrivée des vrais occupants, leurs faux parents, qu’ils ont accueillis en les prenant pour les vrais.

 

C’est toujours simple. Quoique un peu moins… On se doute qu’il y a des parallèles entre le voyage en avion et le voyage en vaisseau spatial, entre la fiction et le roman qu’on y lit, mais on peine à les repérer tant l’auteur s’acharne à compliquer encore cette aventure lacanienne, jusqu’à en faire un livre touffu et contourné, exemple d’un genre qu’on serait tenté d’appeler le baroque obscur. La traduction, pleine de maladresses et de franches fautes de syntaxe, n’aide en rien.

 

À reculons

 

Les scènes cryptées abondent, qui ne prendront leur sens qu’après coup. Et les redoublements, dédoublements ou jeux de miroir sont partout. Tandis que dans la forêt réelle on traque les guérilleros, dans celles du roman s’organise la révolte des colons « réduits en esclavage par leurs familles ». Le fils, devenu adulte, a un « petit ami », comédien (!) de son état, lequel s’apprête à dénoncer, comme vient de le faire déjà un autre acteur, les abus commis par un metteur en scène qui a été pour eux un père artistique et professionnel…

 

Deux figures récurrentes ponctuent la narration. La première est celle du surplomb. Paysages vus du ciel, ville construite par l’enfant sur le sol avec des cartouches, miniatures que le père lui offre en toute occasion – « circuit automobile », « fort apache », « grenier à céréales », « petites voitures » (« Le monde entre ses mains […] transposé à une échelle manipulable, permettant une vision d’ensemble »)… Le principe de ce livre tourné vers le passé, où le lecteur progresse à reculons sans voir ce qui s’annonce derrière lui, se trouve régulièrement indiqué en une inversion caractéristique de la logique inconsciente.

 

La seconde figure clé est, bien sûr, celle du « remplacement ». Les premiers habitants de la planète inconnue remplacent les seconds, qui viendront en temps utile les remplacer. Les animaux remplacent les hommes, et inversement, dans la conception totémique des tribus indiennes auxquelles le fils, étudiant, consacrera un mémoire. Le fils, évidemment, est appelé à remplacer le père. Et le roman est peut-être avant tout le portrait morcelé de ces deux personnages, saisis à l’époque où le plus jeune est au bord de la puberté : l’enfant émotif, cérébral et anxieux, le père à la fois aimant et sadique, « agacé que [son fils] ne correspon[e] pas à ses attentes » et en même temps espérant « réaliser en [lui] son opposé ». Les rapports ambivalents qui les unissent, métaphore de ceux qui unissent le narrateur caché à un pays natal aimé et haï, donnent lieu à de belles scènes, qui doivent leur intensité à leur caractère énigmatique. À la fin, vues de loin et de haut, elles s’éclairent, avec tout le reste du puzzle. Alors, on doit bien admirer le tour de force.

 

P. A.

 

(1) Les sept autres ont déjà paru chez Métailié.

 

Illustration : le forêt brésilienne (https://www.lexpress.fr)

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