Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Elfriede Jelinek est une voix. Tous les écrivains en principe en ont une mais pour ce qui est d’en être une ils sont déjà bien moins nombreux. Les écrivains-voix se reconnaissent au fait que justement on les reconnaît tout de suite, à l’oreille, dès les premières lignes. Ainsi Céline, Beckett, Proust, tous ceux chez qui le sens est l’effet d’une musique.
Ces voix sont parfois si singulières que quelque chose d’elles s’entend même dans les traductions. C’est le cas pour Thomas Bernhard, et pour sa compatriote, ici il est vrai remarquablement servie par Sophie Andrée Herr.
La voix de Jelinek, autrichienne et pianiste, reprend les motifs des poèmes de Müller dont Schubert a fait un des sommets de la musique vocale. On les voit surgir et flotter un moment, puis disparaître, au fil des huit mouvements coupés de blancs qui composent le livre : les larmes gelées, le chapeau qui s’envole, le cor du postillon, les trois soleils… le joueur de vielle, devenu musicienne inaudible dans un monde voué au bruit et au sport : « Bien, donc me voilà avec ma vielle bien vieille, toujours la même. Qui veut entendre une chose pareille ? Personne ».
Nous ne sommes plus dans le romantisme allemand, nous sommes chez Jelinek : le rôle du voyageur, dans ce livre sous-titré « Une pièce de théâtre », est confié successivement à différents intervenants qui sont plutôt autant de lieux de parole. Ce peut être aussi bien l’auteur, le père ou Natascha Kampusch. Car, comme toujours, les limites entre l’individuel et le collectif se brouillent. « Toujours la même vieille rengaine », dit la joueuse de vielle des dernières pages, « mais pourtant ce n’est pas toujours la même chanson ! Je le jure, c’est toujours une autre, même si ça n’en a pas l’air, quand parfois ça s’entremêle avec d’autres chansons on peut toujours encore entendre poindre la mienne, même quand les haut-parleurs des pistes grondent… » Conformément à ce programme, le texte brasse les éléments d’autobiographie (le vieillissement, le père, la mère, la situation de l’écrivain…) et les fragments d’actualité (scandales politico-financiers, amour sur Internet, stations de ski…), le tout reconstituant avec une effrayante exactitude le statut de l’individu contemporain traversé par les vociférations parasitaires de la rumeur publique. « Je ne sais plus qui est je. Quel je ? » dit le père, « dérangé ». Et la référence à la figure du Wanderer se charge de cette ironie que l’écrivaine autrichienne affectionne.
Effacement des limites entre je et je, entre individu et société, glissement d’un mot à l’autre en des séries vertigineuses de calembours et de doubles sens, tendance à la personnification généralisée, tout, chez Elfriede Jelinek, contribue à mettre le lecteur en position de déséquilibre. Qu’une telle position manque parfois de confort, il faut l’avouer. Mais il y a tellement de livres confortables !… Et le texte de Jelinek, pour devenir jubilatoire, demande seulement qu’on le lise d’une certaine façon. Texte musical, il lui faut la (haute) voix. Fût-elle muette. Si on lui ouvre un théâtre intérieur où retentir, il révèle toute sa force comique et sa violence. Comme celui de Beckett, nous y revoilà. Ce n’est d’ailleurs peut-être pas le seul point commun entre les deux Prix Nobel, et l’auteur de Fin de partie aurait pu dire lui aussi :
« Mais le temps c’est ce que je suis moi-même ! Je ne peux pas me représenter autrement. Mais voyons, je me connais, pas besoin de me présenter à moi-même. C’est seulement comme temps que je peux m’imaginer, seulement comme une chose qui disparaît ».
P. A.