Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Le livre de Lilian Auzas est très intéressant. Je veux dire que c’est un cas très intéressant, un exemple très instructif de ce que peuvent produire les obsessions croisées de la réalité et de la fiction, dont il a été question récemment sur ce blog.
Lilian Auzas, « après des années de travail universitaire » sur le cinéma de Leni Riefenstahl, « a voulu interroger sa propre fascination », nous dit le quatrième de couverture. Il en résulte un ouvrage sous-titré roman, qui se présente comme une série d’instantanés de la vie de la grande artiste allemande, le narrateur intervenant de temps en temps pour commenter. Et pourquoi pas.
Ce pourrait parfaitement faire un roman. Très mauvais. Le livre a bien des qualités pour cela : français incertain (« Leni observait les autres s’agiter » ; « elle a tout fait pour évincer ces pensées de son crâne »…) ; avalanche de clichés approximatifs confinant quelquefois au comique par l’absurde (« l’horizon plat de la mer du Nord » ; « la frustration avait implosé dans son ventre »…) ; absence totale d’arrière-plan historique, politique, social ou familial, tout étant ramené à la seule dimension psychologique ; et une psychologie radicalement simpliste, dont l’arrivisme et le narcissisme sont les deux seules mamelles comme aurait sans doute pu l’écrire l’auteur lui-même.
Mais malgré tous ces atouts, pour parler là encore comme Lilian, Riefenstahl ne parvient pas à être un mauvais roman. En effet ce n’est pas un roman du tout. Ce qui en soi ne serait pas grave, si ce n’était pas par défaut. Car qu’est-ce qu’un roman, posons la question sans hésiter, et répondons-y aussitôt, pour cette fois : le sentiment de la continuité ; ou, ce qui est pareil, de la discontinuité. Auzas présente une suite de moments prélevés sur l’existence de son héroïne, donc discontinuité. Cependant pas trace de parallèles, de reprises décalées, d’anticipations et de retours en arrière pour creuser et créer un espace du livre qui rendrait perceptibles au lecteur les ruptures. Donc, rien du tout.
C’est là que l’histoire devient intéressante. « Des années de travail universitaire » n’ayant pas permis à Auzas d’ « interroger sa propre fascination », il a éprouvé le besoin de faire un roman sur la vie de la personne réelle qui en est l’objet ; ça se fait, voir les étalages des libraires. Et il a trouvé un éditeur pour publier le résultat, pourvu que le mot roman figure sur la couverture (avec, pour ceux qui ne sauraient plus très bien ce que Riefenstahl signifie, une photo de la star auprès de son héros à elle, moustache et uniforme inclus). Ça se vend.
Ces gens auraient eu tort de s’abstenir, puisque de plus, et c’est là que l’affaire est doublement révélatrice, ça marche : on lit Riefenstahl en soupirant, mais jusqu’au bout. Car soi aussi évidemment on est un peu fasciné par la belle et maléfique Leni, comment ne pas l’être. Il y aurait beaucoup à dire sur la fascination qu’éveillent, avec, il est vrai, d’autres qualités littéraires, les grandes « histoires de totalitarisme », de Rybakov à Littell en passant par Merle et Styron.
Seulement on n’est pas non plus si fasciné par Leni qu’on irait jusqu’à lire une honnête et copieuse biographie avec notes et références. Alors qu’un roman, de 229 pages… C’était justement là-dessus que comptaient Lilian et Léo. Éthiquement discutable, mais bien vu.
P. A.