Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Les éditions de Minuit republient dans leur collection de poche le cinquième roman de Christian Gailly, Les Fleurs. Le texte est suivi d’un article paru dans L’Humanité au moment de la sortie de l’ouvrage. L’idée est sans doute de bien expliquer au lecteur tout ce qu’il convient d’admirer dans ce qu’il vient de lire, c’est pratique. Surtout qu’il est très bien cet article, il résume très bien le roman, un très bon résumé, si le lecteur par exemple a été distrait ou si tout simplement il n’a pas envie de lire le roman, il peut lire l’article, c’est commode.
Gailly lui-même a placé une petite citation de Joyce en exergue pour qu’on comprenne bien qu’en dépit des apparences on n’est pas là seulement pour rigoler. C’est utile. Même s’il apparaît assez nettement que Gailly a mis beaucoup de soin à faire ce livre, c’est un livre bien fait, en tout cas fait, on le voit tout de suite. Il est même assez facile de dresser la liste des procédés de fabrication utilisés :
— l’absence de guillemets (C’est à moi ? Ah bon. Je croyais que monsieur. Elle regarde le monsieur.) ;
— l’utilisation du monologue intérieur (Joyce…) ;
— le grossissement des détails, façon Robbe-Grillet (C’est une cartouche en métal jaune enfermée dans un tube en plastique dur mais peut-être est-ce du verre où sont inscrits dans le sens de la rondeur les mots Waterman, extra-fine sans trait d’union, made in France…) ;
— la dilatation des gestes quotidiens (Il ferme son sac. La fermeture se coince… Nouvel essai.) ;
— la phrase courte ;
— la quasi-absence d’intrigue ;
— l’autoréférence et la mise en abyme (c’est le nom d’un personnage dans un roman de Christian Gailly ; c’est toujours quand j’ai fini d’écrire que me viennent des idées intéressantes).
Vous allez me dire et alors, et vous aurez bien raison car, n’ayons pas peur des grandes questions, qu’est-ce que la littérature, réponse, bien sûr : le procédé. Proust la phrase à méandres, Thomas Bernhard la répétition, Céline les trois points…
Comment se fait-il alors que dans certains cas ça marche et pas dans d’autres ? Comment se fait-il que Gailly lui-même, deux ans plus tard, avec les mêmes moyens ou à peu près, ait si bien réussi l’admirable Be-Bop ? Dans quels cas le procédé apparaît-il comme un procédé ou au contraire comme une inimitable signature ? La réponse est évidemment différente à chaque fois mais il semble qu’ici Be-Bop nous ouvre une piste. Si la phrase, dans une parfaite homogénéité avec le sujet, y fait l’effet d’un solo de saxophone, c’est peut-être parce que « l’histoire » elle-même, avec ses va-et-vient et ses destins croisés, est musicale, ou du moins le semble. Pour que le procédé n’apparaisse pas comme un élément autonome qu’on aimerait écarter avec agacement (mais pour voir quoi ?), il faudrait, non pas qu’il s’abolisse dans un improbable « contenu », mais que ce dont il parle devienne soi-même forme. Enfin bah je crois, dirait sans doute un personnage de Christian Gailly.
« Enfin il y a ce qui se passe (…) entre cette femme et cet homme », écrivait Jean-Claude Lebrun dans L’Humanité. Eh oui, tout le drame est là. Si « ce qui se passe » ne flottait pas, distinct du reste, dans le vaporeux arrière-plan des choses « intensément belles » (Lebrun), le reste, c’est-à-dire tout, n’aurait pas ces airs têtus d’enjolivures : des fleurs, en somme. Lisons plutôt Be-Bop.
P. A.