Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
On sait depuis Kafka qu’à condition de se regarder d’un certain œil dans le miroir on peut se retrouver en face d’un gros cloporte. Et, depuis Sartre, qu’une racine de marronnier, considérée sous le bon angle, bascule soudain hors du cadre rassurant que les sciences naturelles lui assignent pour devenir un objet inclassable et sournois. D’ailleurs la littérature tout entière ne peut-elle pas être vue comme ce pas de côté qui permet d’apercevoir, à travers les failles du langage, tout le potentiel d’étrangeté que recèlent les gens et les choses ? Une étrangeté parfois qualifiée d’inquiétante. Et il est vrai qu’une tasse de thé susceptible d’abriter tout un village on n’en voudrait pas vraiment dans ses placards.
C’est en tout cas une des spécialités de Philippe Garnier, cet art de rendre suspects les éléments du quotidien. Il s’y montrait déjà expert dans un autre récit, Mon père s’est perdu au fond du couloir (Melville éditeur, 2005). La particularité de Babel nuit est d’abord de s’attaquer non aux objets et aux personnes mais aux sons. Poussant dans un couloir d’hôtel le chariot du petit déjeuner, le héros de Garnier perçoit « le tangage infime de la marmelade, le frottement des semelles sur le tapis, la friction du tapis sur le parquet, la plainte de la bouilloire électrique dans la cuisine, les heurts caverneux des casseroles… » Mais si ces bruits, au lieu de se contenter de renvoyer paisiblement à leur propre cause, prennent un relief et une singularité vaguement scandaleux, c’est que les mots eux-mêmes sont atteints, ramenés à des secousses de glotte et des vibrations de cordes vocales. Et d’abord les mots de la langue maternelle puisque, tout part de là, « les sons qui sortaient de la bouche de mes parents n’avaient pas plus de sens que la caresse de la pluie ou le chuintement d’un essuie-glace ». Des coups à vous rendre schizophrène, ou écrivain. Quoique, en y réfléchissant, « est-ce que les autres enfants compren[nent] si bien que ça leurs parents ? »
Quoi qu’il en soit, le héros de Philippe Garnier, d’abord enfant puis adolescent et jeune adulte, n’en fait pas une maladie. La deuxième originalité du livre réside dans cette tranquille inversion : le non-sens, installé d’emblée au cœur de ce qui devrait constituer la matrice même du sens, devient la norme. Confortable étrangeté. C’est lorsqu’il entend pour la première fois sa mère lui demander « Tu entends quand je te parle ? » que les ennuis du personnage commencent. Et on n’entreprendra pas de raconter la folle nuit au terme de laquelle il recouvrera un semblant d’équilibre, d’ailleurs douteux.
Car, troisième réussite, le livre de Garnier résiste à la tentation du roman. Oh il se passe bien des choses, on sillonne Paris, on s’allonge dans un caisson d’IRM, on fait de curieuses rencontres et on absorbe force breuvages. Cependant cet enchaînement ironique de situations obéit moins aux nécessités de l’intrigue romanesque qu’à celles de la composition musicale ou à la logique impossible des gravures d’Escher : des motifs apparaissent, s’effacent, reviennent amplifiés ou inversés. Et petit à petit, la ville, les objets, la lumière, les femmes aux yeux « couleur d’huître », affranchis des sécurisantes exigences du genre, revêtent toute leur poétique étrangeté.
P. A.