Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
S’il est des objets culturels, ce sont bien les fleuves. D’ailleurs existe-t-il des objet naturels ? Fleurs, montagnes, forêts, ne parlons pas de la mer, toutes ces choses ne nous apparaissent qu’enveloppées dans le tissu des associations historiques, scolaires, picturales, littéraires, qui nous les dérobent. Une rivière, c’est le cours du temps. Un fleuve aussi, mais en plus gros : au temps individuel se superpose l’Histoire, et grâce à ses châteaux la Loire apparaît quand même nettement plus fluviale que la Garonne.
Quand la géographie s’en mêle on touche au mythe. Le fleuve de dimensions continentales, qui relie les points cardinaux, est une vaste machine à guerres, à idées et à songes. Voir la Volga le Nil le Danube le Mississippi, et bien sûr le Rhin. Jean-Claude Walter, poète et Alsacien, était à ce double titre particulièrement bien placé pour rassembler, dans un livre « qu’il portait en lui depuis des années », quelques images et beaucoup de textes nés au fil des siècles sur les deux rives.
« Le grand fossé transversal qui sépare le sud du nord », écrit Hugo. « Le Tempé des muses barbares », résume Chateaubriand. On voit que, malgré quelques étonnants précurseurs (César, Boileau), ce sont les romantiques qui lancent le fleuve. Mais le Rhin est une idée allemande plus que française. Si l’on en croit Dumas, pour les Allemands, « outre ses carpes et ses saumons, [il] renferme dans ses eaux quantité de naïades, d’ondines, de génies bons ou mauvais, que l’imagination poétique des habitants voit, le jour, à travers le voile de ses eaux bleues, et la nuit, tantôt assises, tantôt errantes sur ses rives. Pour eux le Rhin est l’emblème universel ; le Rhin c’est la force ; le Rhin c’est l’indépendance ; le Rhin c’est la liberté ». Du côté allemand, donc, une littérature ancrée dans la tradition populaire et le sentiment national, alors que sur l’autre bord le mythe serait surtout d’importation. De fait, le voyage auquel Walter nous invite commence pour de bon avec Hölderlin, cité dans le texte et traduit, puis viennent Brentano et, bien entendu, Heine.
« De l’autre côté, savez-vous ce qu’il y a ?… Il y a (…) la vieille Allemagne, notre mère à tous ! » Nerval reconnaissait ainsi la dette des romantiques frarnçais. Mais l’Alsace, au confluent de deux cultures, a beaucoup voyagé au cours du temps d’une mère à l’autre, même si l’une s’est parfois montrée un peu marâtre. Et pour Jean-Claude Walter, Alsacien et poète, le Rhin, fleuve masculin mais maternel, doit être « remonté », « comme une horloge », au gré des souvenirs d’enfance et des réminiscences littéraires venues des deux cultures, d’un même mouvement. C’est ce qu’il fait dans un texte d’introduction où sa belle phrase sinueuse mime le cours du fleuve et celui de la mémoire. Après quoi il laisse la parole à ses devanciers, de Byron à Apollinaire puis à Dadelsen… et à lui-même, car ce voyage aux sources le ramène aussi à une de ses premières œuvres, l’étrange roman de L’Évêque musclé (Flammarion, 1968).
« Le Rhin, fleuve linguistique, déroule des phrases sans fin », écrit-il, faisant ainsi écho à Barrès : « D’un bout à l’autre du fleuve, c’est une rumeur ininterrompue ». Encore plus que les autres cours d’eau, le Rhin serait donc littérature, et le livre de Walter, du coup, à l’image de son objet.
P. A.