Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Une chose qui ne passe pas de mode, c’est le souci de soi-même. C’en serait presque rassurant. Le rapport à sa propre identité, pour s’y enfouir ou l’ouvrir à autrui, pour l’un et pour l’autre à la fois, reste littérairement dans l’air de notre époque bouleversée. Trois parutions parmi d’autres viennent le rappeler en ce début d’année…
Archives de la joie, Jean-François Beauchemin (Québec Amérique)
Le Roitelet (voir ici), publié en 2021 au Canada par le même éditeur, nous était parvenu il y a deux ans. Ce mois de janvier, voici (en même temps qu’un livre plus récent, Le Vent léger) des Archives de la joie déjà parues au Québec en 2018.
Comme tous les livres de Jean-François Beauchemin, l’ouvrage est inclassable. Ce n’est pas, nous avertit l’auteur lui-même dans le texte d’ouverture, « l’histoire d’une vie », mais « plutôt une trajectoire ». En fait, les très courts chapitres, centrés chacun sur des événements infimes, voire de simples impressions, composent une sorte d’autobiographie au jour le jour, où le monde animal tient une grande place.
« J’avais déjà beaucoup d’idées fixes », dit à propos de son enfance celui qui nous parle. « Et je sentais (…) que ces idées-là annonçaient en quelque sorte l’homme mûr que j’allais devenir »… Il a dix ans, et achète un lapin ; il a treize ans, s’entretient quotidiennement avec une souris blanche, et est cloué au lit « par une très forte fièvre », parce que « la plus jolie fille de l’école » lui a avoué son amour. On approche de l’âge adulte : le texte prend l’allure d’un journal d’écrivain – « Je n’ai jamais eu beaucoup d’imagination » ; « J’ai été invité (…) à de très grandes fêtes, [où] on me demandait de me prononcer sur un tas de choses (…) mais je savais que le premier venu avait des opinions plus intéressantes que les miennes »…
Les animaux sont toujours là, objet d’un anthropomorphisme riche d’effets comiques. Ainsi, à propos d’un moineau : « Son esprit de contradiction l’avait brillamment amené à développer une attitude de grand scepticisme » ; ou, au sujet d’un chat : « Certains de ses comportements me donnent l’impression qu’il se sent tout de même l’élément d’un grand tout divin ».
Tout cela semble cependant paradoxal : si les bêtes sont des hommes comme les autres, qu’ont-elles de plus que les autres hommes à apprendre aux hommes ?... La grande force du texte reste, outre sa singularité assumée, voire revendiquée, sa poésie. Dans l’esprit des chevreuils, on trouverait « un songe perpétuel et éolien avec un grand soleil rouge, des couleurs qui débordent et des gens dans leurs beaux habits neufs qui voltigent, comme dans les tableaux de Marc Chagall »…
Le Goût de l’intime (Mercure de France)
La célèbre collection du Mercure de France propose un ensemble de textes centrés sur une notion que l’éditeur pose d’emblée comme étant « au cœur de la littérature ». « Pas de genre plus flou », précise en introduction Brigit Bontour, qui a choisi les différents extraits. Et pour cause, serait-on tenté de commenter : l’intime n’est pas un genre. L’organisation même du petit volume, d’ailleurs, l’atteste, avec ses trois parties : Journaux, Mémoires, correspondances ; Autofictions, autobiographies ; De l’intime à l’extime : se raconter, se montrer, s’exhiber… le regretter.
Cette notion récente d’extime, il faut l’avouer, laisse perplexe : c’est bien toujours dans la mesure où il s’extériorise qu’on peut accéder à l’intime. Et il s’est extériorisé, au fil des siècles ! On parcourt ici toute l’histoire littéraire, de saint Augustin à Chevillard et Guyotat en passant par Rousseau, Chateaubriand, Sarraute, Ernaux, Guibert… En s’étonnant un peu de tomber sur des mémorialistes très éloignés de leur intimité, tels César, Malraux, ou le Dostoïevski des Souvenirs de la maison des morts. Mais en découvrant avec bonheur de petites merveilles, comme cette lettre de Tolstoï dans laquelle il explique à sa mère, schémas à l’appui, le fonctionnement de « [sa] tête », entre un « corridor » central et des « tiroirs » répartis de part et d’autre. Ou des entreprises étonnantes, telle celle de Charly Delwart tentant une Databiographie (Flammarion, 2019), où il synthétise chaque domaine de son existence en un graphique (commenté).
Voilà qui montre bien, s’il en était besoin, à quel point une notion aussi essentielle et « floue » malmène, pour leur plus grand bien, les genres qu’elle traverse…
Les Moments littéraires, n° 51
La revue de « l’écrit intime » consacre, dans son numéro 51, un dossier à Daniel Arsand. L’homme, qui fut libraire, critique, attaché de presse, éditeur, est aussi l’auteur d’une œuvre romanesque (La Province des ténèbres, Phébus, 1998) et, depuis 2004, autobiographique (Ivresses du fils, Stock, 2004 ; Moi qui ai souri le premier, Actes Sud, 2022).
Portrait, par Christian Chavassieux, d’un écrivain qui, après s’être « longtemps protégé », « n’exposera publiquement son homosexualité que grâce à la force d’entraînement de son œuvre littéraire ». On lira ensuite un long entretien, très fouillé, avec Gilbert Moreau, qui dirige cette belle revue, puis des extraits, pour l’année 2023, du journal qu’Arsand tient depuis longtemps. 3 janvier : « De plus en plus vivre m’effraie »…
Dans le même numéro, des photos d’Ève Morcrette, des textes de l’écrivaine haïtienne Évelyne Trouillot, des extraits des Carnets de Marie-Louise Audiberti. Et quelques pages de l’étonnante Thanatobiographie où Valéry Meynadier évoque sa famille :
« Oh combien j’ai souhaité ta mort.
Il était une fois une mort répétée & répétée & répétée sous les yeux de sa fille grandissant.
Tu dis quoi à ça, papa ? »
P. A.