Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Le titre, calamiteux de grandiloquence, est inspiré d’une phrase qui se justifie mieux dans son contexte. Elle figure dans la troisième partie de ce qu’on nous annonce comme un « triptyque romanesque », plus sobrement intitulé en anglais Life Sentences.
Ce silence tenant lieu de prière est celui qui conclut l’enterrement clandestin d’un enfant mort à la naissance avant d’avoir été baptisé. Son père et son grand-père creusent nuitamment une fosse dans le cimetière du village et l’y ensevelissent, mettant le point final à un récit qui commençait par un autre enterrement, et dont la construction d’ensemble est indéniablement la plus grande force.
Ballade irlandaise
Trois monologues. En 1920, Jer pleure la mort de sa sœur, causée, estime-t-il, par le comportement de son ivrogne de mari. Jer est capable de violence : pour éviter qu’il s’en prenne à son beau-frère, les gendarmes lui font passer en cellule la nuit précédant les obsèques. « Quelques heures en prison ne me traumatiseront pas », dit-il, « mais je n’aimerais pas que ça dure trop longtemps, car ainsi emprisonné je n’ai rien d’autre à faire que penser ». Dans une obscurité qui « rend les choses trop claires », notre homme pense. À ce qu’il a vu du côté de la Somme pendant la récente guerre, à sa sœur morte, à leur enfance, passée à « l’asile des pauvres » avec leur mère.
1911 : celle-ci, Nancy, se rappelle certains événements advenus dans les années 1870. À dix-neuf ans, prématurément flétrie par « des années de malnutrition » même si « les pires moments de la famine étaient déjà passés », elle a quitté son île natale de Clear pour aller travailler à Cork comme domestique. C’est là que le beau Michael l’a séduite, puis abandonnée une fois enceinte. Pour survivre et nourrir l’enfant elle a dû se prostituer à l’occasion, c’est ainsi qu’elle a croisé à nouveau le chemin de son ancien amant. Nouvelle grossesse, qui l’a envoyée à l’asile où grandiront Jer et sa sœur.
1982 : Nellie, fille de Jer, soixante-quatre ans mais proche de sa fin, se rappelle la mort de son premier enfant, sans doute advenue dans les années 1940, et son inhumation nocturne. Ce finale funèbre constitue sans doute la meilleure partie du livre, dont il révèle et rassemble tous les fils – échos, reprises, contrepoints qui font de cette histoire à trois voix une ballade en forme de lamentation pour veillée irlandaise du temps jadis. Dans l’espace ainsi dessiné, vivants et morts se mêlent comme dans « l’étrange somnolence » de Nellie, où « le murmure de la radio » et « les mouvements dans la maison » coexistent avec « des souvenirs, des visages » actuels ou disparus. Mise en abyme d’un livre lui-même analogon d’une mémoire familiale. Et c’est de la famille de l’auteur qu’il s’agit, précise la quatrième de couverture, dans l’idée, sans doute, de conférer une valeur supplémentaire à ce qui se voit ainsi élevé au statut enviable d’histoire vraie.
Limbes
« Des personnages en quête de rédemption », ajoute l’éditeur… Il est vrai qu’un poteau indicateur, qui revient à plusieurs reprises dans le récit « comme le mât d’un navire surgissant à l’horizon », semble « promet[tre] une sorte de salut ». Mais les héros ne cessent de proclamer leur refus de toute « absolution » et de pester contre les curés, ce qui est du reste assez étrange étant donné le lieu et l’époque. Il y a pourtant encore plus étonnant dans un livre venu d’Irlande : on a beau nous promettre « trois moments charnière de l’histoire » du pays, pas un mot, dans le texte, de la guerre d’indépendance, de la guerre civile, des convulsions qui ont accompagné la naissance de la république au XXe siècle.
Pas d’autre monde, et pas davantage d’avenir en marche ou d’action collective. On est dans un univers unidimensionnel, fondamentalement nocturne, où les créatures inquiétantes des légendes celtiques ne sont jamais loin. Jer, dans son enfance, « aim[ait] écouter le vent », auquel il prêtait « une identité semblable à la [s]ienne mais plus âgée » ; dans l’ancien asile des pauvres, « la nuit doit toujours résonner du battement (…) de tous les pleurs ensevelis » ; lors de l’enterrement de l’enfant, les personnages présents ont « tous l’impression d’être pris dans les limbes »…
Ces limbes sans salut sont le monde des pauvres, dominé par les nécessités de la survie et par « la honte ». Elles sont à peine compensées par l’amour qui habite à peu près tout le monde, pères, mères, sœurs, frères, enfants… Est-ce cette débauche d’affectivité qui indispose ? On a soi-même presque honte de l’avouer : on s’ennuie un peu, tant la tonalité, constante jusqu’à l’obsession, rend tout prévisible. Une telle uniformité est un choix possible mais dangereux. D’autres écrivains irlandais, telle Edna O’Brien, citée dans le prière-d’insérer, ont su, pour dire le destin d’un peuple réputé pour sa créativité et sa fantaisie, trouver des accents où l’humour, fût-il grinçant, se mêlait au tragique. Celui-ci n’en prenait que plus de relief. Tandis qu’à enfoncer toujours le seul et unique clou du malheur…
P. A.