Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Dans ses nombreux livres (1), l’écrivain autrichien, prix Büchner 2008, raconte toujours un peu la même histoire. C’est l’histoire d’un champ. Il y revient sans cesse, avec l’obstination que son père, principal héros du récit qui paraît aujourd’hui comme déjà de certains autres, mit jusque dans son grand âge à le cultiver. Car il ne faut pas se laisser abuser par le sous-titre de roman : le champ du titre, c’est le domaine paternel, où l’auteur a grandi, parmi ses frères et sœur, dans une ferme de Carinthie, région d’Autriche proche de la frontière italienne.
Un cadavre dans les Pâtis
Josef Winkler rappelle, au détour de plusieurs chapitres de ce qui s’apparente à une nouvelle lettre au père, comment il a fui ce lieu d’enfance et d’adolescence, en a parlé dans ses livres, y est revenu, toujours « en quête d’un nouveau matériau pour le retour de l’enfant prodigue ». C’est bien le tableau d’une enfance des années 1950 et 1960 qu’il brosse ici, en même temps que le portrait d’une famille et celui d’une région, avec ses travaux agricoles, ses coutumes, ses spécialités culinaires, ses fêtes, dans l’ombre d’un catholicisme omniprésent. Dans la chambre des parents trône une reproduction de « la Madonna della Seggiola », dans celle des enfants « l’image de l’ange gardien, sur laquelle un ange aux ailes déployées fait franchir un torrent à un enfant sur un pont de bois ». En dessous de cette dernière, le narrateur, obsédé par la crainte du diable, des mauvaises pensées, et s’enfonçant « avec précaution » des épingles dans la paume afin de se punir (« Il m’arrivait d’être assis là avec dix ou vingt épingles (…) sous la peau de ma main doite (…), enfant fakir, à savourer mes douleurs »)… Ce récit familial est aussi, en effet, l’autoportrait d’un enfant perturbé, différent, qui se cache à l’occasion pour s’habiller en fille, et veut toujours « avoir le dernier mot ».
Tout cela cependant se déroule dans un lieu et un milieu particuliers, où l’histoire personnelle échappe encore moins qu’ailleurs à l’Histoire tout court. Le « champ » n’est pas n’importe quel champ. Dans la terre des « Pâtis-aux-Porcs », où la famille cultive des céréales, a été enseveli à la hâte, après son suicide, en 1945, le corps d’Odilo Globocnik, important artisan de la Shoah en Pologne puis en Italie. « Jamais tu n’as évoqué le fait que, dans notre enfance, avec toi, la servante et le valet, nous récoltions le seigle pour le pain noir quotidien, le blé pour le pain blanc quotidien, l’avoine pour les deux chevaux de trait et le maïs pour les poules pondeuses, sur le squelette pourrissant d’un nazi sanguinaire », déclare le narrateur, s’adressant, comme tout au long du récit, à son géniteur.
Récapitulation
Le champ maudit et son cadavre, dont la mention se répète obsessionnellement de chapitre en chapitre, deviennent le symbole d’un passé refoulé et enfoui. Est-il si enfoui ? Le père aime à revenir sur ses souvenirs de guerre dans la Wehrmacht et à déplorer, avec l’oncle Frantz, ancien SS, et l’oncle Hermann, la défaite de l’Allemagne : « Si nous n’avions pas été défaits à Stalingrad, nous aurions gagné la guerre et (…) l’Allemagne serait aujourd’hui une puissance mondiale ». Hélas !... « Cochons d’Anglais ! Cochons de Russes ! Cochons d’Américains ! »… « C’est l’Youpin qui dirige le monde… Hitler, il aurait dû en tuer deux fois plus »… Un passé jamais dépassé hante la mémoire du narrateur et irrigue tout le récit. Et l’écriture elle-même, avec ses phrases interminables impeccablement construites selon un principe d’incises enchâssées, dit cette hantise. Car la construction d’ensemble reprend la même technique à un autre niveau, dessinant, à force de reprises et de retours cycliques, un mouvement à la fois d’enfermement et d’approfondissement, au gré duquel se dévoile à chaque fois un détail supplémentaire ou un autre fragment de vérité cachée. Sans que jamais on sorte vraiment du cercle magique/maléfique de l’enfance – mises à part quelques incursions rapides dans l’adolescence (« l’école de commerce ») ou l’époque des débuts littéraires.
Un des modèles de cette structure est à chercher dans les comptines, comme celle qui progresse, par bribes successives, en exergue des différents chapitres, à côté de citations de la grande poétesse de langue yiddish Reyzl Zychlinski. Nous avons une version française de cette interminable « chanson à récapitulation » : « Le diable ne prend pas le bourreau, / Qui ne pend pas le boucher, / Qui n’abat pas le bœuf, / Qui ne boit pas l’eau… » Mais le texte brasse bien d’autres chansons enfantines et populaires, avec des noms de marques, des titres et des citations des lectures du jeune Winkler, depuis l’inévitable Karl May jusqu’à Dracula ou aux Neiges du Kilimandjaro, d’innombrables références, que vient éclairer la postface due au remarquable traducteur.
Le plus troublant et le plus frappant dans tout cela restant peut-être que cette fascinante chambre d’échos, d’une force d’évocation et (parfois) d’une drôlerie exceptionnelles, reste un paradoxal hymne au père, et à une relation père/fils qui n’est pas placée seulement sous le signe de la détestation et du refus. L’auteur-narrateur ne cache pas avoir souvent rêvé que l’image de la madone se détache du mur pour tomber sur son père et le tuer dans son sommeil. Mais celui-ci a su aussi un jour dire à son fils : « Écris ce que tu veux sur moi si ça peut t’aider »… « Ça m’a aidé (…), et ça continue de m’aider, et donc j’écris, et pour cette raison je ne cesse pas d’être ton fils et tu ne cesses pas d’être mon père ».
P. A.
(1) Dont une dizaine est parue en traduction française chez Verdier
Illustration : anonyme, vers 1900