Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Sa pratique artistique se situe, dit-il sur son site (voir ici), « dans les "entre" ». Entre la littérature et la photo, qu’il a étudiée, pratique, édite dans une maison d’édition qu’il vient de créer (Halte Books, voir ici, premier titre à paraître en octobre). Entre fiction et documentaire, précise-t-il. Et j’ajoute, après avoir lu son premier roman, qui conte les errances estivales de deux adolescents dans une ville portuaire (Après ça, L'Olivier, août 2024, voir ici) : entre écrit et oralité, entre corps et mots, entre silence et parole…
Pareille démarche, revendiquée et suivie par un primo-romancier de vingt-quatre ans, valait bien un entretien sur ce blog. Eliot Ruffel a généreusement accepté de se prêter à l’exercice.
Eliot Ruffel m’a fait parvenir cette photo, qui, dit-il, « reflète un peu l’ambiance du livre et les endroits où [il] aim[ait] travailler en l’écrivant ».
Comment en êtes-vous venu à écrire ?
Je ne viens pas du monde de l’écriture. J’ai étudié les beaux-arts, à Genève, et je me suis spécialisé dans la photo et la vidéo. C’est comme ça que la question de la fiction s’est mise à se poser pour moi, ce qui m’a amené à faire un master de création littéraire au Havre. Là, j’ai découvert l’usage de l’écriture à des fins littéraires. Et j’ai dû aussi me mettre à lire, surtout des auteurs contemporains. Mon livre est né de cette expérience. Auparavant je n’avais publié qu’un texte dans la revue Sève, intitulé Côté passager.
À présent je lis, de façon irrégulière, avec des accès de boulimie et des creux. Mais j’aime découvrir des voix et des dispositifs narratifs. Et l’écriture est devenue pour moi un outil.
Comment écrivez-vous ?
Par collage d’images que j’ai en tête. Pour écrire, j’ai besoin de visualiser. Ces images se précisent dans l’écriture. Au départ, elles me fournissent parfois un décor et des personnages, parfois seulement des textures, des couleurs. Ce peuvent être des souvenirs issus de films qui m’ont laissé simplement des grains, des substances… La fiction est le ciment qui assemble toutes ces images. Je prends beaucoup de notes sur mon téléphone, que je réutilise ensuite sur ordinateur.
Écrire, est-ce pour vous un travail ?
Si on entend par là une activité rémunératrice, pas encore ! Si on pense à la quantité d’efforts, au temps que j’y consacre, oui. C’est un marathon, pas un sprint. Il faut sans cesse revenir au texte et s’y replonger.
Le plaisir est là aussi : c’est de se permettre la fiction. Bien sûr elle est aussi présente dans la photo, la vidéo, mais on rencontre vite certaines limites : il y a l’aspect financier, et puis ce sont des activités collectives. Alors que l’écriture, c’est la solitude, mais aussi du coup la liberté de faire avancer les choses soi-même comme on l’entend. C’est assez jouissif de ne pas avoir de limites… J’adore en arriver au point où la fiction déborde sur le réel, et où je me surprends à me dire : À ma place, Lou (le héros-narrateur d’Après ça, ndlr) réagirait de telle ou telle manière.
Y a-t-il des auteurs dont vous vous sentez proche ?
David Lopez (1). Marin Fouqué (2). Et, chez les Américains, Raymond Carver, peut-être pour son art de faire de l’anodin l’événement.
Vous dites interroger, dans votre travail de photographe et de vidéaste, les rapports entre documentaire et fiction. Cette préoccupation se retrouve-t-elle dans votre roman ?
Oui. Comme je l’ai dit, mon travail d’écriture consiste à coller des images qui sont des fragments empruntés au réel. Et puis je me suis inspiré d’un lieu qui existe, que je connais, des récits que m’ont faits des gens qui y vivent, et aussi d’éléments que j’ai recueillis et qui concernent l’histoire de l’endroit pendant la guerre, son histoire économique, etc. Il y a donc eu une phase de recherches, l’aspect documentaire est là. Le drame proprement dit qui advient dans le roman est d’ailleurs un montage de plusieurs faits divers qui se sont réellement produits.
Dans Après ça, il y a des jeunes désœuvrés, des familles en morceaux, des pères violents, sans que ces thématiques fassent l’objet d’un commentaire ou paraissent occuper le premier plan du récit. Les problèmes de société sont-ils cependant à vos yeux un thème important du roman ?
Pendant que j’y travaillais, quand on me demandait ce que j’écrivais je répondais que c’était une histoire d’amitié mais aussi de masculinité. Je voulais décrire un environnement particulier et me demander comment les personnages pouvaient s’y construire en tant qu’hommes. Avec à l’arrière-plan la question : de quoi est-ce qu’on hérite ? À partir de là, même si je ne voulais pas faire un roman à thèse, il m’était impossible d’ignorer la dimension sociale : les hommes ne se construisent pas de la même façon selon leur milieu socio-économique. Pour moi, Lou, Max, leurs pères, se tiennent comme les pièces d’un jeu de dominos. Je ne les juge d’ailleurs pas. Le père de Max (particulièrement violent vis-à-vis de ses fils, ndlr), je l’aime autant que le personnage de Nathalie (la mère de Max, ndlr). Même si c’est vrai que dans ce roman les mères sont des personnages plus positifs que les pères.
Votre écriture part de la langue parlée, qu’elle utilise et transforme. Est-ce pour mieux coller au personnage de Lou, votre héros-narrateur, un adolescent d’aujourd’hui ? Ou est-ce un travail qui vous tient à cœur et que vous comptez poursuivre dans d’autres textes ?
Quand j’ai eu trouvé la voix de Lou, j’avais trouvé un endroit où je pouvais avancer. Le moteur, c’est la voix, et la langue, les deux choses sont solidaires puisque quand la voix change, la langue change. Je ne sais pas si je continuerai exactement dans la même direction, mais pour l’instant, ce qui m’intéresse, c’est cela : donner une voix à des personnages.
Sur quoi travaillez-vous en ce moment ?
Contrairement à ce qui s’est passé pour Après ça, j’avance simultanément sur plusieurs projets… Il y a l’histoire d’une fratrie de trois enfants. Le narrateur est un garçon de huit ans, et je dois à chaque étape me demander ce qu’il comprend des événements et ce que comprendra le lecteur. Et puis il y a un autre projet, où le narrateur a une trentaine d’années. Ce n’est donc plus un adolescent, comme Lou et Max. Il est plus proche de moi.
Mais j’écris toujours à la première personne. Cela va de soi pour moi. La question ne s’est même pas posée.
(1) Bien connu sur ce blog, auquel il a accordé un entretien. Voir également ici et ici.
(2) Écrivain français né en 1991, auteur de 77 et de A. V. (Actes Sud 2019 et 2021)