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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Après ça, Eliot Ruffel (L’Olivier)

photo Pierre AhnneIl y a plusieurs sens possibles au ça du titre. Il pourrait d’abord désigner le vide et l’inconsistance d’un été brûlant, que Lou et Max, deux lycéens en vacances dans leur ville du bord de mer, essaient de meubler à coups de longs silences (« C’est un de nos points communs, de pas être trop bavards »), d’innombrables canettes de bière et de longues nuits blanches : « Avec Max on a décidé de vivre la nuit, de dormir le jour »…

 

Ça, c’est l’ennui de ces deux garçons, entre ville et mer, entre mères, aimantes, charnelles, étonnamment proches, et pères violents ou inquiétants. Car la violence est d’autant plus présente qu’elle l’est toujours de manière indirecte, à travers les traces laissées sur le corps, ou par métonymie – ainsi du passage où un des géniteurs enseigne à son fils l’art du rasage et le risque de la coupure. Tout cela sans misérabilisme, mais sur fond de foot, de Loto, de « frites bien grasses et sandwichs triangles premiers prix ».

 

Entre chair et mots

 

On l’aura deviné : dans ce roman qui raconte, plutôt que des événements, des humeurs et des manières d’être, il ne se passe pratiquement rien. Pour dire les errances de Max et Lou dans leur frénésie immobile, Eliot Ruffel, partant de l’oralité, se forge une langue rythmée, hypnotique, d’inspiration qu’on pourrait dire célinienne : compléments circonstanciels presque toujours en tête de phrase, antépositions, accumulations, redondances de toutes sortes, etc. – « Avec Max on l’a pratiqué, l’affaissement du canapé » ; « Nathalie elle aurait pu se dire que s’il y en avait un qui devait pas pleurer c’était moi »…

 

Quant à nos deux amis, ils ne semblent pratiquement connaître que deux modes d’expression : le silence, ou les mots soudain « dégueulés ». Pourtant Max et son frère peuvent passer des nuits à inventer des jeux de vocabulaire ; et le texte proprement dit est le long monologue qui se déroule en permanence dans la tête de Lou, accompagnant toutes ses actions. Si bien que la réalité : gestes, lieux, corps, présents, au risque parfois de la vulgarité, dans le détail de leurs sensations et de leurs sécrétions, tout est en permanence doublé par le langage. Les mouvements et les attitudes remplacent les mots, qu’ils appellent en même temps pour être complétés et traduits : « C’est dans la lenteur de sa main qui porte son verre à sa bouche que j’essaye de cerner si la discussion peut se prolonger, si dans le temps qu’elle met à boire une gorgée elle me fait comprendre que c’est à moi, oui à toi Lou de mener la discussion »…

 

Silence central

 

Un tel dispositif fait naître chez le lecteur une curieuse sensation à la fois de vide et de trop-plein, de silence et d’écoulement inlassable de la parole. Et, finalement, se dessine une assez subtile méditation, jamais explicite, sur le pouvoir et sur l’impuissance des mots. Car c’est bien de cela qu’il s’agit, au moment crucial, lorsque se déclenche, au cœur du livre, le seul véritable événement, « l’accident » auquel renvoie aussi le ça du titre.

 

« Depuis tout ça, j’ai commencé à en avoir peur des silences », avoue Lou… C’est que, lorsque Max lui a demandé de l’accompagner sur la jetée, il n’a pas eu les bons mots. « Il fallait être con de pas lui avoir dit »… Entre les deux amis, habitués aux « accords (…) tacites », la communication par le langage a dérapé, a débouché sur le malentendu, et la séparation des deux inséparables au moment même où ils auraient plus que jamais dû être ensemble.

 

Moment justement absent du texte, lequel ne l’évoque qu’après coup et à demi-mot. On s’aperçoit alors qu’il était soigneusement annoncé dès le début, et que le récit, apparemment aléatoire, erratique comme le quotidien des deux personnages, dessinait en fait, autour d’un silence central, un lent maelstrom, d’une paradoxale élégance. On était bien, dans ce premier roman d’un très jeune auteur, en littérature.

 

P. A.

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