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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

L’Origine du mal, José Carlos Somoza, traduit de l’espagnol par Marianne Million (Actes Sud)

www.lejournalinternational.infoÇa peut se lire comme un roman d’espionnage. Et tous les romans d’espionnage obéissent à la logique de l’oignon ou, si l’on préfère, des poupées russes, un faux-semblant en dissimulant un autre jusqu’au dévoilement final. Le problème, avec les romans d’espionnage, c’est qu’il est quasi impossible de les résumer, sauf à vendre, si j’ose dire, la mèche de tous ces faux-semblants. L’autre problème, c’est que dans leurs poupées emboîtées ou leurs oignons, au rebours des vrais, la couche la plus enfouie est aussi la plus étendue, celle qui enveloppe et explique tout.

 

Mystères et ficelles

 

Inversons le sens de la lecture, partons de cette couche ultime — ça aidera peut-être aussi à ne pas trop en dire. En haut, donc, ou, si l’on préfère, au fond, décryptant tout avec une minutie parfois un peu longuette dans la distillation de chaque détail, on a l’histoire d’un écrivain qui a un ami libraire d’origine marocaine. Ce dernier s’est vu remettre par un messager inconnu un manuscrit et de l’argent, avec mission, en échange, de le faire lire par un professionnel dans les vingt-quatre heures. Après l’avoir lu lui-même, il le remet à l’écrivain, premier narrateur, anonyme, qui passe vite de : « Que de métaphores, de prose exaltée » à : « Il me reste encore trente ou quarante pages. Ne me raconte pas ». Ce n’est qu’à la fin de sa lecture qu’il comprendra que l’histoire d’amitié, de trahison et d’agents doubles qu’il vient de découvrir a des prolongements (inattendus et urgents) dans l’actualité la plus immédiate. Et que les mots soulignés dans le mystérieux manuscrit faisaient sens.

 

Ce dernier niveau est, si l’on veut, le plus brillant d’un roman qui joue sans cesse avec l’idée de roman, jusque dans les Remerciements, où il prétend être inspiré par une figure historique réelle. C’est aussi, incontestablement, le moment le plus captivant de la fiction (?). Mais peut-être pas le plus intéressant.

 

Le niveau intermédiaire se situe dans le roman (?) enchâssé, lequel se présente comme l’autobiographie du capitaine Carvajal. On y découvre comment il est « mort » (« Ma voix a été étouffée, ma vie a pris fin »), on découvre aussi pourquoi, et qui tirait les ficelles dans le grand jeu auquel participait cet agent du renseignement militaire espagnol sous Franco. Il s’agissait, je ne dévoile rien d’essentiel, d’un groupe occulte aux intérêts puissants, lequel manipulait tous les gouvernements, tous les mouvements de libération, et, surtout, « les Arabes ». Ce niveau 2, qui fleure le complotisme, est le moins exaltant, mais pas le plus important.

 

Le sens, en somme

 

Reste la première couche, inférieure, celle qui constitue la plus grande partie du livre. On y apprend pourquoi Angel Carvajal est entré dans la Phalange (« J’étais catholique et j’aimais ma patrie »), puis, dans l’armée. Comment, après la guerre civile, il a été intégré par son ami Elias Roca, ancien phalangiste lui aussi, aux services de renseignement militaires en Afrique du Nord. Dans quelles circonstances il s’est retrouvé « consul adjoint » à Casablanca, à Fès, à Alger au bord de l’explosion. Le Maroc devient indépendant, la France se retire de son côté, l’Espagne du sien, c’est la fin du « protectorat ». Angel reste là, cependant. Il rencontre l’amour, se marie, devient père. Il écoute des informateurs, lit des rapports. Car la lecture est le grand thème qui relie les trois niveaux : lecture clairvoyante ou naïve — des rapports, du manuscrit énigmatique, des passages qui s’y trouvent soulignés. Lecture, aussi, des présages et des signes, car l’atmosphère autour d’Angel devient de plus en plus inquiétante, jusqu’à la tragédie finale et à sa mort (voir ci-dessus).

 

C’est ce niveau apparemment superficiel qui fait peut-être le principal intérêt du livre de José Carlos Somoza, psychanalyste, auteur d’une quinzaine de romans, expert en leurres. C’est peut-être dans l’évidence faussement trompeuse de ce récit d’une prétendue illusion qu’il faut chercher le vrai sens derrière (ou devant ?) les faux-semblants de la construction virtuose… Peu ou pas d’événements, ici : le plus considérable, la guerre civile, est superbement contourné ; à peine une rafale de mitraillette et une explosion par ailleurs. Quoi, alors ? La vie quotidienne, les signes, les rêves, les indices qui ne conduisent à rien de bien défini. Des conversations dans des voitures arrêtées. Une atmosphère, si l’on veut, terne exprès, où le fil du récit semble se perdre, dans un Maroc qui tient du Désert des Tartares.

 

Ce qui va bien avec le personnage d’Angel. Ce héros paradoxal est un phalangiste modéré, oxymore qui suffit à l’installer dans une forme singulière d’indécision. Il fuit les extrêmes (« J’avais beau le chercher en moi, le combustible [pour attiser « la haine »] (…) ne produisait que deux ou trois étincelles »). Après l’autre guerre, la mondiale, il constate qu’il avait raison : « Avant (…), il y avait des idéologies. Maintenant il n’y a plus que des obstacles ».

 

« Le nouveau monde n’[est] pas fait d’extrêmes mais d’un point intermédiaire grisâtre, comploteur ». On en saura plus en fin de compte sur le complot, cependant ses enjeux, qui restent flous, importent assez peu. Ce que dit le cœur du livre, c’est bien la zone « grisâtre » laissée par l’effondrement des idéologies, des oppositions binaires… du sens, en somme. Et ce livre qui, comme son écrivain-narrateur, « croi[t] aux mots » dit aussi le roman après ce retrait du sens : action vaine, mélancolie, désespoir discret. Élégante ironie des fausses révélations.

 

P. A.

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