Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Et de trois. Deux ans exactement après Cirque mort (Rouergue noir, 2018), un an pile après La Folie Tristan (Rouergue noir, 2019), voici le troisième tome de la série policière de Gilles Sebhan, Le Royaume des insensés. Et, si la rumeur ne ment pas, ce n’est pas fini.
Selon l’expression convenue, on ne résumera pas l’intrigue. D’abord pour ne pas vendre les différentes mèches, ensuite parce qu’on a du mal avec les intrigues ; ce n’est pas ce qu’on trouve le plus intéressant ; on s’y perd, du coup, toujours un peu, surtout dans les intrigues de polar ; raison, peut-être, pour laquelle, on l’a souvent dit sur ce blog, on n’en lit guère. Exception faite pour les polars de Gilles Sebhan.
Feu Tristan
Cela dit, on ne conseillera pas forcément au lecteur peu familier de l’œuvre de commencer par ce volume-ci. Le docteur Tristan, lointain avatar de Gaëtan Clairambault, s’étant suicidé à la fin du tome précédent, n’est plus là. Et il nous manque. Sa parenté avec l’étrange psychiatre qui intéressait tant Lacan, ses théories inquiétantes et biscornues, son bureau, sa pipe, le « Centre » où il appliquait à ses « petits insensés » des méthodes peu orthodoxes mais non dépourvues de toute efficacité thérapeutique, tout cela ouvrait dans les livres précédents une profondeur supplémentaire et ironique. La peinture, entre effroi et tendresse, des enfants eux-mêmes, de l’étrange langage qu’était leur corps, constituait une singularité captivante de plus.
À présent, le Centre et ses pensionnaires n’ont pas (encore) disparu, mais ce n’est plus ça. Tristan a été remplacé par un psy conventionnel et un peu fade malgré son lourd secret, d’ailleurs on s’en débarrassera vite fait en cours de route. Et, si l’héritage de feu le docteur pèse sur tous, à commencer par le jeune Théo, son petit-fils et légataire, les jeunes patients et leur monde magique sont moins souvent évoqués.
On les retrouve, cependant. On suit le destin d’Ilyas, affligé de visions prémonitoires, de Théo lui-même, frappé, depuis son enlèvement et sa séquestration, d’un traumatisme salvateur. Du lieutenant de police Dapper, son père, et de sa femme, Anna, partagée entre attachement pour son époux et attirance pour Hélène, l’institutrice de son fils ; de Marlène, ex-séquestrée elle aussi, délivrée par le lieutenant dans le roman d’avant. Tout ce monde-là ne va pas très bien : Anna ne sait pas ce qu’elle veut, Hélène est jalouse, Théo se tait, Dapper ne se remet pas de n’avoir pas su protéger assez efficacement son fils ; son collègue belge Litsky est, à plus de quarante ans, un « adolescent attardé » ; Marlène souffre, au-delà de son récent trauma, d’avoir un jour découvert qu’elle vit « dans un monde où Auschwitz [a] eu lieu » ; les insensés sont encore moins en forme que d’habitude, la petite ville est de plus en plus sinistre, et tout le monde partage plus ou moins le sentiment que « le monde n’est qu’un champ de foire barbare, un terrain de jeux pour pervers ».
Par là-dessus, comme si les soucis habituels ne suffisaient pas, voilà que déboule, évadé de sa prison au prix de nombreux cadavres, Marcus Bauman, ancien de la bande des tueurs du Brabant (affaire réelle, personnage imaginaire). C’est un méchant extrêmement méchant. Presque un peu trop, pense-t-on d’abord, au récit de ses exploits frisant le Grand Guignol — avant de s’aviser que c’est peut-être cet excès qui désigne le sens du livre et en livre la clé secrète.
Parmi les loups
Bauman s’inspire du sympathique Joseph Vacher, criminel du XIXe siècle connu comme le tueur de bergers et auteur d’une trentaine d’assassinats. L’homme du Brabant a trouvé ce modèle dans « un gros ouvrage populaire sur les grands criminels, que sa grand-mère avait reçu en cadeau pour avoir accumulé des points en achetant des canevas à broder », et qui faisait ses délices dans son enfance. Ses contes de fées à lui. D’ailleurs, lui-même, dans les journaux ou sur les ondes, est « présenté comme une terreur digne des contes ». La prison d’où il s’est évadé « se trouvait au milieu d’une forêt humide », et c’est encore dans la forêt voisine qu’il se cache, en attendant de pouvoir se venger de Dapper, qui l’a fait arrêter jadis.
Vacher, dit le narrateur, se jetait sur ses victimes « comme un loup ». Dapper marche parfois « à pas de loup » ce qui ne l’empêche pas d’avoir l’impression de se jeter « dans la gueule du loup ». L’ombre de l’animal mythique hante ce qui, décidément, n’est pas tant un polar que, on l’aura compris, un horrible conte merveilleux. Je le disais récemment ailleurs : notre conte de fées à nous, contemporains rationalistes, c’est le polar. Gilles Sebhan, avec sa radicalité coutumière, remonte aux origines cachées du genre. Et il n’ignore pas qu’aux origines de ces origines, on trouve tout un monde archaïque, savoirs obscurs et pulsions effrayantes que chacun abrite au fond de soi. Ilyas, l’enfant fou, le sait aussi, qui « se dédoubl[e] pour s’asseoir au centre de son cerveau comme dans une caverne ancestrale ».
« D’une façon ou d’une autre, les origines vous rattrap[ent], le fantôme sort de la crypte et vous désign[e] du doigt », pense un autre personnage. Ce legs dont personne ne veut et auquel personne n’échappe, Gilles Sebhan ne cesse d’en suivre et d’en interroger la transmission, de père en fils, et de livre en livre. Est-ce que ce sont là des polars ? Peut-être, après tout. Tels que les polars, en tout cas, devraient être…
P. A.
Illustration : la Bête du Gévaudan, gravure du XVIIIe siècle