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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Azur noir, Alain Blottière (Gallimard)

www.montmartre-secret.comD’autres en auraient fait un de ces romans biographiques qui continuent de démontrer l’obstination de notre époque à vouloir changer la réalité en fiction — celle-ci étant apparemment devenue pour elle la seule manière tolérable de vivre la vie… Il est un vieil immeuble dans la rue Nicolet. En 1871, Paul Verlaine, récemment marié à Mathilde Mauté, y habitait avec ses beaux-parents. C’est là que Rimbaud, invité par lui à Paris, débarque un jour, Le Bateau ivre en poche. Le petit paysan aux joues roses et au regard magnétique fera vite scandale par ses frasques. Expulsion, errances, misère, amours intermittentes avec le poète de La Bonne Chanson… Celui-ci l’accompagne à la gare de l’Est quand, au bout d’un an à peine, il repart pour ses Ardennes natales. Mais Verlaine l’en fera vite revenir, et ce sera le départ pour Bruxelles, puis Londres.

 

Il aurait été somme toute facile de s’en tenir à cet épisode, minutieusement reconstitué, en décors et costumes d’époque. Mais, comme on est chez Alain Blottière, il fallait un autre jeune homme. Un autre : on ne se met pas à la place de Rimbaud — comment approcher le génie, voilà d’ailleurs une des nombreuses questions que soulève ce livre subtil et labyrinthique. Un jeune homme : comme dans Le Tombeau de Tommy (2009), comme dans Rêveurs (2012), comme dans Comment Baptiste est mort (2016), tous chez Gallimard, et tous reposant de surcroît sur le principe du redoublement, si ce n’est du dédoublement proprement dit.

 

D’un adolescent l’autre

 

Ici, le jeune homme, c’est Léo. Il a seize ou dix-sept ans. Sa mère l’a opportunément laissé seul pour l’été dans l’appartement où tous deux se sont installés peu avant, justement à ce même numéro de la rue Nicolet où, quelque cent cinquante ans plus tôt… Notre adolescent d’aujourd’hui, qui ressemble fort aux adolescents d’autrefois, ayant aperçu un portrait de Rimbaud, puis appris qu’il avait habité son immeuble, se passionne pour le poète et se met à écrire des sonnets en alexandrins (où le véritable auteur a pris soin de glisser quelques fautes de métrique dans un souci de vraisemblance).

 

Il y a plus. Dans l’appartement où, dès les premières pages, le craquement insistant du parquet annonçait la présence des fantômes, Léo est sujet aux visions : à peine aidé par de vieilles photos découvertes sur Internet, il voit Rimbaud et Verlaine déambuler dans le Paris de jadis ; il assiste même, plus étrange, à leurs rencontres nocturnes dans l’ancienne lingerie des Mauté, devenue entre-temps sa propre chambre. Parallèlement, une métamorphose s’opère en lui, « qui sembl[e] désormais le rendre irrésistible, magnétique comme un aimant même à distance » ; tel l’ange de Théorème, il attire et séduit tout le monde — sa voisine, son professeur de français, les touristes japonaises croisées dans la rue… Tout cela s’accompagnant de crises de « cécité hystérique » (c’est le nom de la chose), au cours desquelles l’univers disparaît « dans une eau trouble et foncée, une boue presque opaque (…), une vague noire ».

 

Voyance et vision

 

Possession ? Réincarnation ? Léo ressemble à Tirésias, alternativement homme et femme, condamné à perdre la vue mais gratifié du don de voyance. Il pense vivre la métamorphose annoncée par son illustre devancier dans les lettres à Izambard et à Demeny : devenir, « par le dérèglement de tous les sens », « non voyant au réel », et (par là même) « voir comme jamais les autres ne voient ». Cette lucidité d’un ordre supérieur lui fait d’ailleurs aussi pressentir les cataclysmes prêts à anéantir la planète, lesquels commencent à advenir dans les dernières pages, faisant basculer ce singulier roman d’éducation du semi-fantastique dans l’anticipation.

 

Impossible d’explorer ici tous les motifs qu’Alain Blottière entrelace en virtuose, les pistes qu’il esquisse, les portes qu’il entrouvre, à l’image de celles, concrètes, menant aux caves et aux recoins de son vieil immeuble enchanté. Se gardant de les franchir toutes, en vrai romancier qu’il est. C’est là sa force et, peut-être, sa faiblesse : les hallucinations de Léo, en le transportant dans le passé ou l’avenir, ramènent en fin de compte la voyance rimbaldienne à la vision et à la capacité d’imagination d’un romancier. Mais c’est là gagner la partie autrement : à suivre ce personnage toujours sur le point de cesser d’y voir comme de basculer dans un autre monde, conscient à l’extrême d’une vie menacée individuellement par la mort et collectivement par la catastrophe, comment le lecteur n’éprouverait-il pas le caractère fragile et tout relatif de ce qu’on appelle réalité ? Habile traduction romanesque de l’expérience poétique que l’auteur des Illuminations appelait justement de ses vœux…

 

P. A.

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