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Ce qui lie entre elles les huit nouvelles composant le recueil de Claire Keegan, c’est, au premier abord, l’Irlande. Il y a ainsi des lieux apparemment prédestinés à devenir les héros de fictions littéraires. Pour des raisons qui restent au fond assez obscures : si son histoire mouvementée et sa situation géographique à l’extrême bord du monde occidental semblent constituer pour le pays des harpes de sérieux atouts, combien d’autres endroits tout aussi bien dotés restent sous-exploités sur le plan de l’imaginaire ?
De toute façon, l’Irlande de Claire Keegan n’est pas l’Irlande « historique » — celle dont un Sorj Chalandon, par exemple, peinait, à mon avis en vain, à restituer les convulsions tragiques au cours du XXe siècle. Si le nom de l’IRA apparaît ici, c’est au passé et en passant. À travers les champs bleus parle de vies ordinaires, dans un pays rural, où la modernité reste suffisamment discrète pour qu’il soit impossible de la dater précisément.
Aucun folklorisme pourtant dans ces récits : ce sont les touristes qui « err[ent] en quête de musique traditionnelle » ou de « puits sacrés » ; et si l’héroïne de « La nuit des sorbiers » ne jette « jamais les cendres dehors un lundi » et ne s’éloigne pas du landau de son enfant sans avoir posé dessus un tisonnier pour empêcher les fées d’enlever le nourrisson, c’est là un trait de caractère plutôt qu’un détail pittoresque. Les communautés villageoises auxquelles appartiennent pour la plupart les personnages — femmes sans maris ou mal mariées, jeunes filles, prêtres, solitaires en tout genre — ne sont présentes qu’à l’arrière-plan et dans la seule mesure où elles pèsent sur le destin de ces héros obscurs. D’un poids, il est vrai, considérable, celui des commérages, des préjugés, d’une curiosité à laquelle rien ne résiste. L’alcool, comme il se doit, délie les langues, et réconforte au coin des feux de tourbe dans les demeures isolées, le whiskey chaud ayant en général la préférence.
Il faut dire que les raisons de se remonter abondent, dont la première tient aux conditions naturelles. Si, en effet, l’Histoire est quasiment absente de ces nouvelles, la terre et le ciel y tiennent une grande place. L’Irlande de Claire Keegan, c’est celle des nuages, « accrochés dans un ciel de février sévère » ou « se désagrég[eant] dans un ciel d’avril », celle des « rares mûres encore accrochées aux ronces » ou des sorbiers dont les « branches argentées s’agit[ent] agréablement, feuilles tremblantes »… Le vent, la pluie, les jeux de la lumière composent à petites touches, de récit en récit, un paysage alternativement écrasant ou exaltant, dont les métamorphoses accompagnent et répercutent, en échos subtils mais distincts, celles des personnages.
Car si tant est que l’art de la nouvelle consiste à saisir toute une vie en quelques pages, Claire Keegan le possède à fond. Pris dans le carcan familial et social, mystérieusement dépendants des équilibres naturels, ses héros restent cependant avant tout des individus et c’est leur singularité qui est au cœur de chacune de ces histoires. Celle-ci repose tout entière sur un événement qui les fait être ce qu’ils sont et se situe toujours déjà dans le passé. Quand le récit commence, il a eu lieu, la question, pour ceux à qui il est advenu, étant de savoir comment vivre dans cet après-coup. « Traître, le passé avançait lentement », songe une des héroïnes. « Il la rattraperait à la longue. Et de toute façon, qu’y pouvait-elle ? » Inceste, adultère, mort d’enfant, ces événements constitutifs sont sans cesse présents à l’esprit d’êtres qui s’efforcent en même temps d’en repousser le souvenir. Aussi surgissent-ils toujours pour le lecteur inopinément, au détour d’un paragraphe, comme des choses qui iraient de soi. Et l’art de Claire Keegan tient en grande partie à la manière dont elle met ce qui fait l’essentiel d’une vie sur le même plan que les détails étrangement grossis du quotidien : « la lumière oblique du soleil matinal » éclairant l’eau d’un bénitier, la perle d’un collier rompu qu’on ramasse et qui se révèle, dans la paume, « chaude du contact avec la mariée ».
Cette hypertrophie du détail n’est pas sans créer un sentiment d’étrangeté parfois cocasse : ainsi cette « poule dodue march[ant] d’un pas décidé » ou cette chèvre dont le maître solitaire, quotidiennement, « frictionn[e] les tétines à la lotion Palmolive ». Mais l’humour, on le sait, n’est jamais très éloigné du tragique. Et les héros de Claire Keegan, secoués par les éléments capricieux de leur pays natal, oscillent à la frontière de l’un et de l’autre. Des héros dont on oublie en fin de compte qu’ils sont irlandais. Si l’auteure, dans un clin d’œil discret, fait quelque part allusion à Joyce, elle donne aussi à lire, plus ouvertement, à un de ses personnages une nouvelle de Tchekhov. Et on se dit que cette écrivaine née en 1968 et dont c’est, si je ne me trompe, le troisième livre, marche d’un pas ferme sur les traces de ces grands devanciers, d’où qu’ils soient.
P. A.
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