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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Bye Bye Elvis, Caroline De Mulder (Actes Sud)

Bye Bye Elvis, Caroline De Mulder (Actes Sud) Pour ne pas lasser mes lecteurs, je vais arrêter de me demander pourquoi le roman contemporain s’acharne à mettre en scène les grands hommes et les gens célèbres. Remplaçant cette question par une autre, je m’interrogerai plutôt dorénavant sur les raisons qui me poussent à me précipiter sur tous ces livres qui racontent des vies connues, avec l’espoir souvent déçu de tomber sur des réussites — Kafka (La Splendeur de la vie), La Petite Communiste (qui ne souriait jamais)…

Cela dit, il semble qu’on assiste en cette rentrée 2014 à un commencement de reflux. Trotski, Lowry, évidemment... Mais Bernanos est à peine présent dans Pas pleurer, de Lydie Salvayre, on se demande même ce qu’il y fait. Et par ailleurs la nouvelle tendance, dirait-on, serait plutôt à récrire l’histoire des grands personnages de roman. Flaubert tient la vedette cet automne. À la suite d’M. A.(Bovary) et de Bouvard et Pécuchet, verrons-nous bientôt Anna Karénine, Julien Sorel ou le père Goriot évincer tous les Picasso, Nixon et Landru auxquels nous avons échappé jusqu’à présent ? À suivre.

 

En tout cas, la série des vies majuscules n’est pas complètement terminée. Sous la plume de Caroline De Mulder, voici Elvis, alias, comme chacun sait, Le Roi (Ze King). Tout un poème. Enfance misérable dans les quartiers noirs, « près des rails et de la décharge publique », adolescence complexée, succès rapide et colossal, puis, très vite et pendant presque tout le récit, dégringolade interminable et minutieusement détaillée. Demerol, Amytal, Nembutal, Placidyl, les noms de médicaments forment une mélodie qui accompagne l’excentricité croissante, le dégoût progressif de la scène et la ruine physique inéluctable de la star. Le tout dans une débauche de kitsch : chambres « tapissées (…) de similicuir rouge », avion « avec des robinets en or, un salon et un grand lit pourvu de ceintures de sécurité », costumes où brillent « satins et cuirs incrustés de pierres précieuses, (…) ceintures métalliques ultralarges, aigles d’or brodés et yeux de verre cousus, chaînettes… »

 

Pourtant, ce ne sont pas les objets qui importent ici, mais bien le corps qu’ils entourent et parent. Voilà le vrai héros de Bye Bye Elvis : le corps exalté et mis en scène, qui « occupe tout l’espace, tournoie flamboie fait des volte-face », le corps secrétant, « qui transpire le sexe » et « éjacule sur scène », mais aussi laisse s’écouler larmes, sang, déjections diverses, jusqu’à finir par couler tout entier dans un affaissement final, quand « le dedans déborde, les bourrelets (…) se chevauchent ». Pour chanter cette débâcle grandiose de la chair, il fallait une écriture qui en adopte les palpitations et les soubresauts. Caroline De Mulder, qui aime le tango et dit avoir deux langues (le français et le néerlandais), s’est créé une telle écriture. Son chant à Elvis est une mélopée que rythme une ponctuation toute musicale, pleine de trouvailles lexicales (Presley est « un marlou qui se la joue rossignol », un « frêle camionneur joli comme une biche »), et sonores (à Graceland, son domaine, le Roi s’est fait « une vie molletonnée, jouée sur du velours, tout est mou et doux et neuf comme un sou, à son goût et sur mesure, on s’y enfonce délicieusement, tout est confortable et réconforte »).

 

Ce corps adulé, soigné, entretenu, maintenu jusqu’à l’extrême limite en état de marche approximative (« Vivre avec Elvis, c’est passer son temps à le sauver »), comment s’étonner qu’il devienne corps étranger et se métamorphose en prison ? Elvis « habite le corps d’Elvis mais n’est plus Elvis, Elvis est un mur infranchissable entre lui et le monde, une carapace et un masque difforme au travers desquels personne ne peut l’atteindre ». Mais atteindre qui ? Hanté par la perte de son jumeau à la naissance, persuadé dès l’adolescence « qu’on l’aime pour autre chose que lui-même », celui qui se voit à l’occasion comme « un monstre » s’imagine parfois contenir sa mère défunte (« tu m’habites de plus en plus, ton corps de mollesse, ton corps de vieille femme me remplit me gonfle »). Une chose est sûre, il n’est plus lui. Même si « on maquille Elvis en Elvis », il n’est plus qu’ « un suiveur, et celui qu’il suit, c’est lui-même (….). Il se montre comme vous le connaissez, comme sur toutes ces photos. Vous envoie une carte postale de lui-même. Vous envoie les salutations d’Elvis, déjà parti au loin. »

 

Ainsi, à creuser le thème du corps, le livre de Caroline De Mulder en vient à rencontrer celui de l’identité et de ses incertitudes. Pour les rendre encore plus sensibles, il est temps de dire qu’elle a entrepris de nous raconter deux histoires, l’agonie du rocker, de la naissance à la mort proprement dite, alternant avec l’étrange aventure d’une veuve entrée au service d’un vieil Américain de moins en moins fortuné et de plus en plus malade. C’est là l’erreur. Évidemment il y a des échos d’un récit à l’autre : les médicaments, la décrépitude, pour finir l’hypothèse délirante d’une fausse mort de Presley qui finirait sa vie caché sous les traits de John White. Tout cela n’empêche cependant pas qu’on passe en soupirant sur la poussive histoire d’Yvonne, pressé qu’on est de retrouver le blues de l’homme célèbre qui fait, eh oui, tout l’intérêt de l’entreprise. Mais le dispositif a des effets pervers : entre les deux parties alternées, il fallait bien instaurer un équilibre. Et comme l’auteur n’a pas grand-chose à dire dans la seconde, elle tire tout en longueur au point qu’on en finit par se lasser même de la première. Voilà où mène une autre manie contemporaine : celle du gros roman. Il a fallu, Dieu sait pourquoi, produire 278 pages. Alors qu’on avait à sa disposition assez de matière pour une belle et sombre ballade — tout un poème.

 

 

P. A.

 

 photo http-_natedsanders.com

 

 

 

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