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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Le Portrait de mariage, Maggie O’Farrell, traduit de l’anglais par Sarah Tardy (Belfond)

www.lavie.frElle a pris le goût de la Renaissance. Et, peut-être, des figures féminines laissées par l’Histoire et la tradition au second plan. Deux ans après l’admirable Hamnet, où elle prenait pour héroïne la femme de Shakespeare, Maggie O'Farrell passe de l’Angleterre à l’Italie du XVIe siècle, et du monde rural à l’univers des princes.

 

De Lucrèce de Médicis (1545-1561), on ne sait, somme toute, pas grand-chose. Cette fille de Cosme, duc de Florence, mariée à quinze ans à Alfonso II, duc de Ferrare, avec une dot extravagante, mourut un an plus tard, sans doute de la tuberculose. Mais les bruits qui coururent, après son décès, d’un possible empoisonnement perpétré par son époux inspirèrent en 1842 à Robert Browning un poème célèbre dans la littérature britannique, My Last Duchess. Il est cité en exergue, en même temps que Le Décaméron.

 

Les couleurs de l’Histoire

 

Les deux seules représentations de la jeune femme tôt disparue sont dues l’une à Bronzino et l’autre à Alessandro Allori. Le portrait du titre, censément réalisé par Bastianino, a été inventé par Maggie O’Farrell. Comme presque tout le reste. De cette mince et triste histoire, elle fait d’abord un somptueux roman historique. (Parler de roman biographique serait en effet absurde, vu le peu de matériau existant et la part d’imaginaire requise pour en tirer plus de quatre cents pages.) Tout y est : figures réelles, mais aussi objets et gestes du quotidien, palais, fêtes, musique, raffinements…, les fastes de l’époque.

 

Et le romanesque. Dès la première page, Lucrèce, arrivée avec Alfonso dans une résidence solitaire ressemblant plus à une forteresse qu’à un pavillon de chasse, est envahie par « la certitude que son époux projette de la tuer ». Annonce, dont on ne dira pas si elle est vraie ou fausse, sur laquelle se fonde une construction, au fond, classique, mais d’une indéniable efficacité : le récit des dernières vingt-quatre heures de l’héroïne alterne avec un jeu de retours en arrière, vers son enfance, son mariage, sa brève existence à la cour de Ferrare. À mesure que les deux pistes convergent et qu’on se rapproche d’un dénouement supposé inéluctable la tension monte, jusqu’à un final palpitant et digne d’Alexandre Dumas.

 

Mystères et dédales

 

Mais la grande force du texte est de transformer subrepticement ce roman historique en un conte de fées à la fois horrifique et merveilleux. Nous ne quittons jamais le point de vue de Lucrèce, et vivons avec elle quelque chose qui tient d’Alice au pays des merveilles et de La Belle et la Bête. Sauf qu’ici la Bête n’est pas bonne. Alfonso, le second grand personnage, très réussi, du roman, « est comme Janus, à deux visages », tantôt mari apparemment aimant, tantôt tyran. Et celle qui n’est qu’une adolescente, élevée hors du monde et à qui on n’a rien appris, se retrouve confrontée à un univers splendide, violent, incompréhensible.

 

Tout y est à double fond. Pressentant sous les apparences une réalité qu’on lui cache, la jeune héroïne est partagée entre l’envie de savoir, la crainte d’être elle-même percée à jour (« Tous ces gens, lui semble-t-il, désirent voir à travers elle »), et la volonté acharnée de préserver sa propre identité secrète. Car, comme le déplore son mari, « il y a quelque chose en elle, au fond d’elle, une sorte d’insolence (…). Comme si un animal vivait derrière ses yeux ».

 

Lucrèce a donc des atouts pour se défendre et s’orienter dans cet environnement hostile. Sa curiosité même, d’abord, qui la pousse à emprunter les passages secrets, à écouter aux portes, à se déguiser en servante pour parcourir incognito les détours d’inquiétants châteaux. Elle aime à retourner son tambour de broderie pour en examiner l’envers, « la "mauvaise" face », et cette jolie image-programme en dit long sur elle.

 

L’œil du peintre

 

Surtout, elle est douée d’un regard particulièrement acéré. Et on en vient là à la grande idée de l’écrivaine irlandaise : elle a fait de celle dont on brosse ici, littérairement et picturalement, le portrait, une artiste, qui peint, souvent en secret, sur de petits supports de bois, scènes étranges, fruits et, naturellement (voir plus haut), animaux sauvages. Ce retournement du regard contribue bien sûr à transformer l’histoire imaginaire de la petite princesse méconnue en revanche des femmes. Servantes, nourrices, dames d’honneur, sans parler de Lucrèce elle-même, elles tiennent les premiers rôles, dans une volonté évidente de révéler un autre côté de l’Histoire. Cependant, comme elle le faisait déjà dans Hamnet, Maggie O’Farrell évite tranquillement tout ce qui pourrait être discours ou commentaire au parfum d’idéologie. Elle laisse parler les sens.

 

Tout est dit par la simple confrontation des personnages aux objets et aux lieux. Paysages, architectures, étoffes (« La soie porte en elle une myriade de bleus, du céruléen d’un ciel clair jusqu’à un bleu d’encre profonde »), éclairages (« Lucrèce se réveille au milieu d’une chambre baignée d’une lumière aux reflets de miel »), bijoux (« La couleur de la plus grosse pierre était aussi pure et intense qu’une goutte de vin gelée »)…, on retrouve la passion du roman  d’outre-Manche pour  les perceptions sensorielles. Mais si Maggie O’Farrell donne à sa jeune duchesse l’œil d’un peintre, c’est que, comme l’écrivaine elle-même, elle sait observer les surfaces – et révéler leur profondeur.

 

P. A.

 

Illustration : Lucrèce de Médicis par Bronzino (non daté), détail

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