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Au milieu du roman, il y a un miroir. D’un côté (lequel ?), on trouve un bien pauvre garçon. Il s’appelle Simon. Il est né et a grandi à la campagne, en Irlande du Nord, où le fait d’avoir un père catholique et une mère protestante suffisait, dans les années 1960-70, à le mettre dans une situation des plus inconfortables. Alors qu’il est encore adolescent, sa mère, de surcroît, meurt. Et, quelque temps après, en 1987, il assiste, avec son père, dans la petite ville d’Enniskilen, à la cérémonie du Dimanche du souvenir, en l’honneur des soldats tombés sous l’uniforme britannique dans toutes les guerres. La bombe (bien réelle) de l’IRA explose.
« Visiteur du passé »
Le père et le fils sont indemnes mais Simon, à partir de là, est sujet à des crises d’épilepsie. Elles passent, reviennent alors que, âgé à présent de quarante-neuf ans, il vient de se séparer de sa femme. Il est devenu architecte et vit à New York. Il y retrouve Esther, amie de son adolescence. C’est elle qui le ramène au souvenir enfoui d’une nuit passée jadis ensemble sur un îlot du lac Erne, près d’Enniskilen. Ce retour du passé contribue à réveiller l’épilepsie de Simon, lequel attend à présent une opération. C’est dans cette situation que nous l’avons trouvé au début du livre. Tout est lent, contourné, un peu laborieux.
Mais voilà le miroir… Au début de chaque crise, Simon entend une phrase, murmurée jadis par l’homme, sans doute membre de l’IRA en mission, qui les a surpris Esther et lui dans l’île. L’épilepsie est une possession : « Où va mon esprit ? » se demande notre héros. Il a le sentiment de vivre avec « un compagnon. Un ennemi », « visiteur du passé » qui le « hante » et dont il est persuadé qu’il est l’un des poseurs de bombe chargés d’agir peu de jours après leur rencontre. « Peut-être », conclut-il, « que mon seul espoir de lui échapper serait (…) de le faire s’incarner, qu’il se glisse dans le flux de mes expériences vécues ».
Simon passe de l’autre côté du miroir, et nous entrons dans le roman que le quadragénaire Darragh McKeon, huit ans après le succès de Tout ce qui est solide se dissout dans l’air (Belfond, 2015), voulait et devait sans doute écrire. Il raconte l’histoire d’un autre pauvre garçon, imaginée par le premier. Il s’appelle Brendan, vient du même comté rural, est issu d’une famille catholique que l’engagement d’un frère aîné dans l’armée britannique place dans une situation aussi précaire que celle de Simon lui-même. Comme ce dernier, Brendan voulait vivre en paix, avec Sarah, protestante rencontrée à Belfast. Mais son adolescence a été marquée par la violence insensée d’une descente des soldats anglais dans la ferme paternelle, et sa jeunesse l’est par les grèves de la faim de 1981 et l’obstination haineuse de Margaret Thatcher (« La vie d’un républicain n'est pas une vraie vie à ses yeux »).
La littérature comme épilepsie
Nous suivons les étapes qui mènent le double de Simon à l’engagement dans les rangs de l’IRA, et vont le conduire dans l’île où, venu entreposer les explosifs destinés à l’attentat d’Enniskilen, il prononcera à l’oreille de Simon la fameuse phrase. Dans cette seconde moitié du livre, plus de circonvolutions, ni de discours sur les neurosciences ou la nature problématique du moi. La lenteur à présent est celle des choses implacables. Tout est sec, froid, d’une intensité efficace. Qui n’exclut pas, au contraire, l’empathie. Le roman de Darragh McKeon est un hymne à l’imaginaire comme faculté de se mettre à la place des autres. Après avoir écrit l’histoire de Brendan, Simon est guéri de ses crises, de ses empêchements, et, même si McKeon ne peut s’empêcher d’ajouter quelques arabesques conclusives, le dispositif narratif qu’il a conçu fonctionne indubitablement. Sa signification historique et politique saute aux yeux. Brendan est le reflet de Simon, quasi inverse mais pratiquement identique. On est dans une zone grise où l’un pourrait presque être l’autre, où tout le monde a tort et, aussi bien, raison. Ce jeu d’un côté et de l’autre du miroir incite à une forme, plutôt que de tolérance, de compréhension réciproque.
D’ailleurs, si Simon rédige la vie supposée de Brendan, Brendan, de son côté, « la nuit, à la table de la cuisine », écrit « des mémoires en quelque sorte »… Éloge de la perte et du changement de moi, Le Dimanche du souvenir est aussi un éloge de la littérature – cette autre forme d’épilepsie.
P. A.
Illustration : le lac Erne