Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
Le titre français le dit avec astuce : le père éperdu dont nous allons suivre les aventures est un homme en face de lui-même, un homme perdu qui va devoir retrouver son chemin. D’ailleurs, le narrateur nous le répétera : son héros « a erré et il s’est perdu ». Et le titre suédois le signifie aussi à sa manière en renvoyant à Odenplan : cette place de Stockholm, qui, avec le quartier dont elle est le centre, constituera le décor du roman, apparaît comme un vaste carrefour où les laissés-pour-compte de la vie moderne se mêlent aux gens pressés, et que bordent un hôpital, une bibliothèque, une sculpture censée « permettre de visualiser les distances entre les planètes du système solaire ».
C’est dans ce lieu unique que va se dérouler l’unique journée servant de cadre au récit. Une dure journée pour un héros anonyme et bien mal en point : séparé de sa femme et de son enfant, il est en congé pour dépression, habite un logement provisoire miteux et, signe de déchéance particulièrement indiscutable, chacun en conviendra, boit tous les soirs plusieurs verres de vin… Mais un événement vient l’arracher malgré lui à son marasme : son fils (sept ans, anonyme lui aussi) a « besoin de lui », lui annonce son ancienne épouse ; elle va donc le lui laisser d’abord pour une semaine, « et le week-end ils ver[ront] comment cela [s’est] passé ».
Crise imprécise
Le matin de la fameuse journée, notre homme emmène le gamin à l’école, où il doit retourner le chercher dans l’après-midi. Mais le petit a oublié ses gants. Le père court acheter une autre paire, avec le projet de passer la remettre à l’enfant. Après quoi il ne cesse de disposer sur son propre chemin tous les « contretemps » qui vont lui permettre de revenir d’abord à lui-même, de dépasser la crise où il est plongé et, au crépuscule, redevenu le père et l’homme qu’il n’aurait pas dû cesser d’être, de reparaître enfin devant son fils avec l’accessoire vestimentaire et chargé de sens qui lui manquait.
La crise… Quelle crise ? Qu’est-ce qui a mis notre héros dans un si profond désaccord avec lui-même ? Ce n’est que peu à peu et avec beaucoup de précautions que le narrateur nous l’apprendra : le père indigne, dans un moment d’exaspération, a giflé son fils. Tout ça pour ça ? est-on d’abord tenté, au risque de passer pour le survivant acariâtre d’une époque heureusement révolue, de murmurer. Puis on comprend que le contraste entre ce qu’il faut bien appeler la minceur des causes et l’ampleur des effets produits indique qu’on est ici au-delà de la fable moralisatrice ou de l’éloge bien-pensant de l’éducation citoyenne. Le drame existentiel dont nous entretient l’auteur suédois est plus imprécis, et, du coup, plus fondamental.
Bien sûr, il y a la vie dans les villes, la pauvreté, les accidents et l’agressivité ambiante. Le monde absurde du travail, avec ses DRH et ses directeurs financiers. Le poids du passé et de la transmission, pour un personnage dont on apprendra que son propre père, venu de Hongrie (1), ne s’est jamais habitué aux saisons suédoises et vit, avec sa femme dépressive, « un véritable enfer ». Il y a la malignité des hommes, dont ce même héros, au cours de missions culturelles dans les Balkans, a eu un aperçu. Tous ces facteurs, cependant, participent d’un malheur qu’ils n’épuisent pas. Il y va de l’être-au-monde, et la structure même de la réalité est affectée.
« Vide sans obstacle »
L’homme perdu subit un examen médical à l’hôpital, va traîner à la bibliothèque, assiste à une algarade dans un café, est renversé par un bus, retourne à l’hôpital, s’en échappe. Il passe enfin au garde-meuble où il a déposé l’essentiel de ses affaires, s’y endort, s’y retrouve en fouillant, au sens strict, dans son passé. Cette errance a pour cadre une ville hostile en ses moindres détails : « Le ciel, toujours plus bas, s’écroule sur les toits de Stockholm, jusqu’à tout ensevelir » ; « Les dalles semblent gorgées d’eau, les joints gris-noir ressortent, menaçants, tissant autour [du héros] un filet dont il ne peut s’échapper »… Tout lieu clos devient immédiatement un inquiétant labyrinthe, où « d’interminables couloirs conduis[ent] à des entresols et des escaliers » ; le hall de la bibliothèque « ressemble à un tombeau égyptien, une crypte » ornée de « sinistres bas-reliefs ».
« C’[est] peut-être un rêve que tout cela », songe notre héros. Pourtant, alors qu’il est indubitablement éveillé, il arrive que la réalité change soudain d’aspect : « une immense vague de mélancolie » métaphorique devient « un torrent noir et massif » qui « déferle » dans un restaurant, « projetant autour d’elle les tables, les chaises, les poubelles et les plateaux » ; dans le miroir, le père découvre « un visage étranger », puis « celui de son fils »… Et le temps se distord aussi, les fantômes du passé surgissent – un ami de jeunesse, une femme morte dans une rue de Sarajevo, un enfant aperçu dans un bordel de Pristina…
Contemplant le monument consacré au système solaire, notre ami imagine, après la mort de notre étoile, les planètes lâchées dans un « vide sans obstacle », et glissant « sans bruit, sans résistance dans les ténèbres du cosmos ». Espace symbolique qui est peut-être la vérité ultime de l’espace… Le héros de Daniel Gustafsson erre dans ce monde à l’arrière-plan de notre monde, et le retour à une normalité faussement rassurante n’effacera pas, dans l’esprit du lecteur, cette vision. Ni l’impression d’un cataclysme intime et métaphysique laissée par ce premier roman singulier.
P. A.
(1) Pays que Daniel Gustafsson, traducteur du hongrois par ailleurs, semble bien connaître
Illustration : dans la station de métro Odenplan, Stockholm