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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Jouer le jeu, Fatima Daas (L’Olivier)

Dans son deuxième roman (1), Fatima Daas croise trois types de récits : le roman d’éducation, l’histoire de genre et la chronique réaliste à dimension sociale. Kayden entre en classe de seconde générale. Son père est parti depuis déjà plusieurs années, elle vit avec sa mère et sa sœur plus âgée. Elle a plusieurs amies très proches, et un ami, Samy, qui aime les garçons. Ce petit monde n’a pas vraiment le goût de l’étude ni de l’école : « C’est toujours les mêmes journées, on a le temps de rien, trop de devoirs »… Mais Kayden n’est pas comme ça. Elle-même s’en étonne : « Il y a quelques mois, elle allait à l’école à reculons, désormais elle est surprise d’éprouver de la joie chaque matin, avant de sortir de chez elle ». Joie de retrouver le lycée, et madame Fontaine, sa prof de français, qui s’intéresse à elle et la pousse à préparer le concours de Sciences Po, auquel elle pourrait se présenter dans le cadre d’une « convention d’éducation prioritaire ».

 

« Kiffer ma vie »

 

On suit avec un attendrissement mêlé d’un peu d’ennui ce récit d’une année scolaire et, en partie, des deux suivantes. La vie d’un lycée de banlieue, sur le plan institutionnel comme dans le quotidien des élèves, est bien observée et restituée avec précision pour qui s’y connaît. Et la langue, qu’on s’en agace ou non, est incontestablement un point fort, qui intègre avec naturel les mots et les tournures du milieu décrit, dans la narration ou, bien sûr, dans les dialogues : « T’es vraiment drama un truc de ouf », « J’ai grave envie de kiffer ma vie en vrai », « Je sais pas elle a quoi contre moi »…

 

Voilà pour le réalisme – dont les limites sont bientôt évidentes par ailleurs. Pas de rivalités ni d’« embrouilles » entre ces jeunes gens, dont la bonne entente et l’affection gouvernent tous les rapports. Pas non plus de pères ni de grands frères pour exercer sur eux leur autorité. Et pas davantage de violence, de délinquance ou de trafics…

 

« La petite beurette qu’ils ont aidée… »

 

Fatima Daas sait bien qu’elle construit une réalité stylisée, une épure d’adolescence en milieu populaire urbain. C’est pour les besoins de sa démonstration. On connaît les contradictions qui menacent toujours, quelles que soient leurs qualités, les histoires de transfuges de classe. L’école publique a permis l’ascension sociale, mais l’indiquer trop ouvertement serait faire l’éloge du système qu’il s’agit de dénoncer. Tout faire dépendre des mérites de l’individu serait, d’un autre côté, tomber dans l’idéologie libérale, qu’il s’agit de combattre. Fatima Daas résout le problème d’un coup de hache : l’école est le lieu de l’oppression, tous les enseignants et autres représentants de l’institution sont au mieux indifférents, au pire hostiles, « jouer le jeu » est déjà perdre (« Ils veulent aider les cas comme toi, ceux qui n’ont pas de culture, (…) mais ils te verront toujours comme la petite beurette qu’ils ont aidée »). Ça simplifie tout. Au prix, évidemment, d’un brin d’angélisme, de jeunisme et de complaisance.

 

« Qu’est-ce qui m’arrive ? »

 

Reste un personnage : Kayden. Il séduit et retient parce qu’il est singulier – donc vrai. D’abord par ses ambiguïtés. Kayden ne sait pas encore très bien qui elle est. Mais elle se souvient qu’elle « s’est battue jusqu’au bout contre la fin de l’enfance », pendant laquelle elle se voyait sous les traits d’un « garçon comme les autres ». À présent, elle a toujours peur « d’être repéré », sans faute d’orthographe. Pour se définir, il lui faut des formules complexes : « J’aime être une fille pas trop fille qui aime les filles et les garçons pas trop garçons ». Ce n’est que dans l’épilogue où elle dresse, plus tard, un bilan de son itinéraire, qu’elle pourra « [se] dire lesbienne ».

 

Pour l’instant, son repli sur une intimité qu’elle comprend mal ouvre un espace pour l’écriture. Kayden écrit : « des nouvelles, des portraits, des textes sur [son] carnet ». Cela nous vaut quelques beaux récits d’enfance. Et quelques quasi-poèmes en prose, écrits en pensant à madame Fontaine.

 

Car l’intime est aussi, bien sûr, le lieu de toutes les incertitudes et de tous les émois : « Qui est cette personne ? Est-ce que c’est assez ? Est-ce que ça me suffit ? Où est-ce que ça va ? Qu’est-ce que je recherhe ? Qu’est-ce qui m’arrive ? »… Fatima Daas fait une belle peinture des émotions adolescentes, et de cette région frontière où l’identité prend forme en hésitant encore à se constituer. Une peinture qui aurait peut-être suffi à dire en même temps bien d’autres choses… Hélas, elle ne voulait pas seulement peindre, elle voulait aussi démontrer. Elle revient donc vite à sa démonstration, dans un finale décevant, pour Kayden comme pour le lecteur. Mais madame Fontaine, « bobo » à la peau blanche, « couleur farine, couleur levure, couleur cachet d’aspirine », prof de surcroît, ne pouvait être qu’une « manipulatrice ».

 

P. A.

 

(1) Après La Petite Dernière (Noir sur Blanc, 2020), porté à l’écran cette année sous le même titre par Hafsia Herzi

 

Illustration : https://inventaire.iledefrance.fr

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