Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...
/image%2F0652100%2F20251103%2Fob_2febb2_1000.jpg)
Décidément, le biographique s’acharne. Il nous poursuit sous toutes ses formes : biographie classique, roman, récit, contant les vies de personnes, de personnages… ou ni des uns ni des autres : nous avons eu récemment la biographie (passionnante) d’une légende (1) ; voici aujourd’hui celle d’un vers.
En effet, Les Enfances d’Alexandre n’ont pas pour sujet les jeunes années du fameux conquérant mort à trente-trois ans, mais la naissance et les premiers pas, en trois ou quatre siècles, du mètre le plus célèbre de la langue française : l’alexandrin – ainsi nommé parce qu’il fut utilisé d’abord dans toute une série de « romans » mettant en scène, à partir de 1170, le héros macédonien.
Du « roman » au « projet »
Coéditrice (avec Marie-Louise Chapelle) de l’ouvrage, Valérie Beaudouin, universitaire, oulipienne, autrice d’une thèse sur le sujet, explique en préface l l’histoire de ce texte singulier. Publié, un an avant La Vieillesse d’Alexandre (2), dans les Cahiers de poétique comparée en 1977, il était devenu introuvable. Quant à la partie centrale, le récit de « l’âge adulte », elle ne vit jamais le jour en tant que telle. Mais le projet de Jacques Roubaud était bien de retracer le devenir de l’alexandrin depuis son apparition jusqu’à son accès, au XVIe siècle, au statut de grand vers français, de parcourir ensuite les années de sa gloire, enfin « d’étudier les différentes atteintes à l’édifice portées par des figures comme Hugo, Nerval, Baudelaire » et plus tard « Rimbaud, Lautréamont, Mallarmé » (ce qui fait l’objet de la partie parue en 1978).
Il ne s’agissait pas que de l’alexandrin. La préfacière nous l’indique tout de suite : cette histoire d’un mètre est aussi « celle des différents mètres français, car on ne peut décrire (…) le dernier-né sans examiner les vers concourants que sont le décasyllabe et l’octosyllabe ». Et il ne s’agissait pas non plus uniquement d’histoire littéraire. L’écrivain-mathématicien avait élaboré un « projet de poésie » mêlant mathématique, théorie linguistique, composition de poèmes, dont Le Roman d’Alexandre ne devait être qu’un élément. Aujourd’hui que tout un chacun a tendance à se croire poète quand il va de temps en temps à la ligne, pareilles ambitions semblent appartenir, hélas, à une époque très lointaine…
De cape et d’épée
Quoi qu’il en soit, on suivra ici l’histoire du grand vers français, en partant du Poème du Jugement (anonyme, vers 1130) :
« Senior oiez raison glorieuse et saintisme
Del ciel en est la voiz, de paradis la vie »…
On assistera à son essor comme mètre héroïque, à sa ringardisation et à sa quasi-disparition au XVe siècle, cependant que le grand vers médiéval, le décasyllabe, sans cesse pratiqué, évolue et se transforme. Mais cette évolution, étrangement, va servir à son jumeau dodécasyllabique, lequel passera, « pour ainsi dire d’un seul coup », « de l’état le plus ancien à l’état avancé » lorsqu’il reviendra sur le devant de la scène, où l’aura ramené le goût renaissant des adaptations en français de tragédies antiques. C’est en particulier la Cléopâtre captive de Jodelle qui, en 1553, donnera le coup d’envoi d’une histoire appelée à durer. « Mais n’anticipons pas », pour parler comme notre auteur…
À bon droit : il y a bien du feuilleton dans cette aventure pleine d’affrontements, de masques, de trahisons et de coups bas. Tout le Moyen Âge est le champ clos du combat que se livrent césure lyrique et césure épique ; le décasyllabe se lance « à l’assaut » de l’octosyllabe, n’en triomphe que partiellement, après quoi son « double pauvre » (notre héros), lui fait subir « le sort que [lui-même] n’est jamais parvenu à faire subir » à son rival…
« Bonne chanson vaillant »
On n’est pas impunément figure majeure d’un mouvement cofondé par Raymond Queneau. Un humour d’autant plus délectable que discret pointe à toute occasion dans les savants exposés de Jacques Roubaud. La naissance de l’alexandrin a fait l’objet de maints « récits merveilleux » ; « les candidats au poste de premier poème en alexandrins » sont peu nombreux ; les décasyllabes se répartissent en deux familles, « taratantara » et « tarantatara » ; on se penche sur le « mystère de la platitude » (c’est-à-dire de la rime plate).
Tout cela n’ôte rien à la rigueur d’un texte d’une érudition étourdissante, où les débats d’une haute technicité à propos de questions de métrique laisseront quelquefois le lecteur un peu perplexe. Ce n’est pas grave. Il continuera sa lecture, emporté par la musique des noms propres et le vertige de voir défiler tous ces poètes qui furent si célèbres en leur temps : Lambert le Tort de Chateaudun, Molinet, Chastellain, Crétin, Bouchet avec « son amour immodéré du décasyllabe plat »…
Et puis, bien sûr, il y a l’enchantement des citations en français d’époque :
« Qui d’oÿr et d’entendre a loisir et talant
Face pais si escout bonne chanson vaillant
Dont li livre d’estoire sont tesmoing et garant » (3)…
P. A.
(1) Voir ici
(2) Maspéro, 1978, Ramsay, 1988
(3) Jean Bodel, Chanson des Saisnes, vers 1200
Illustration : miniature pour le Roman d’Alexandre, vers 1333-1340
(manuscriptminiatures.com)