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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Paysage de fuite, Wolfgang Hermann, traduit de l’allemand par Olivier Le Lay (Verdier)

Peut-être peut-on d’ores et déjà parler d’un nouveau genre narratif : le récit d’hôpital. Réduit à l’immobilité et livré à la temporalité particulière aux lieux médicalisés, un narrateur revoit sa vie et fait le point. Allongement de la durée de vie ? Crainte de la dépendance ? Ce genre d’histoires paraît s’inscrire dans l’air du temps. Par exemple, sur le mode autobiographique, Hanif Kureishi racontait récemment (et brillamment) dans Fracassé (1) la tétraplégie qui l’a contraint à mener une autre vie et incité à revoir de son lit les images de son passé.

 

Le troisième livre traduit (2) d’un écrivain autrichien qui est aussi, et c’est important, un poète, suit des directions différentes à partir de données de départ comparables. À la première page, nous sommes dans l’ambulance avec le héros, écrivain lui aussi, et anonyme. « Je comprends que je vais demeurer seul avec l’étranger en moi-même, cet étranger que je ne comprends pas », nous dit-il. Un peu plus tard, il s’indignera d’être traité par le corps médical comme s’il était « un homme parmi de nombreux autres hommes » : « Ne suis-je pas un cas unique ? » Bref, le moment de se retrouver face à soi-même dans le huis clos de la chambre et d’y revivre sa propre histoire semble venu pour lui aussi.

 

Chiens, chats et trépassés

 

Au début on a un peu de mal à le suivre dans sa plongée parmi les souvenirs. Non que le voyage soit difficile, au contraire, les premières étapes paraissent un peu classiques : la mère, l’enfance, la toupie rouge dont le tourbillon annonçait déjà les emballements actuels du cœur ; un frère, artiste, rebelle, forcément admiré ; la rencontre d’une séduisante et fatale Elena, au cours d’un voyage en Sicile dont l’évocation frôle le guide touristique… Puis un fils naît, le père un temps s’en occupe tandis que la mère s’éloigne peu à peu. Mais, le titre le suggérait, notre homme a le goût de la fuite : le voilà reparti, en Tunisie, cette fois.

 

C’est là que, progressivement, on devient sensible à l’étrangeté qui depuis déjà un moment était venue imprégner ce récit apparemment prévisible. Le monde, à Tunis, constitue pour notre narrateur un curieux spectacle, qu’il observe longuement à la jumelle depuis le balcon de sa résidence. Il est déconseillé d’en sortir après le crépuscule, car la nuit est hantée de chiens errants paraissant sortis tout droit de l’enfer. Quelques pages plus loin, ce sont « les miaulements rauques des chats » que le personnage écoute, auxquels se mêlent « en contrebande la voix des morts qui veulent revenir parmi les vivants »…

 

En entrant avec lui dans sa chambre d’hôpital nous avons pénétré dans un espace où règnent d’autres lois que celles qui régissent la réalité extérieure. « Dans une chambre d’hôpital, on est facilement projeté hors du temps »… Nous voilà quelque part entre jadis et maintenant, ici et ailleurs, vie et mort. Car les défunts sont « plantés là, désœuvrés, comme s’ils attendaient quelque chose ». « Si je peux les voir, n’est-ce pas parce que je serai bientôt des leurs ? » s’interroge l’écrivain. Mais il remarque aussi : « Leur souffle me porte ».

 

Train, barque et télésiège

 

Ce monde où « tout arrive en tous lieux simultanément », où on peut être à la fois « couché dans ce lit » et « assis dans un café » en train de boire un chocolat chaud, c’est l’espace de l’écriture. Devant l’homme allongé le passé défile comme un film fantastique, dont de soudaines séquences convulsivement érotiques viennent accentuer l’étrangeté. Tout se plie à la dialectique complexe de l’immobilité et du mouvement : la chambre semble « flott[er] », pourtant elle « s’en va »… « vers un nulle part » ; la vie est un paysage en mouvement  vue  depuis le corps d’un homme assis, mais dans un train (« Il roule, sans certitude, sans appui, sans la possibilité de se refléter dans un autre que lui ») ; ou un fleuve sur lequel  « une barque jaune » emporte « un passager au visage impassible ». La longue citation du Phédon placée en exergue, dans laquelle Platon décrit les différents fleuves des Enfers, qui, au bout de leurs longs circuits, finissent tous plus ou moins par se rejoindre eux-mêmes, annonçait la logique de ce récit dont le narrateur assiste dans une curieuse inertie à sa propre « fuite » à travers l’espace et le temps.

 

La contradiction est peut-être résolue dans l’énigmatique chapitre final, où un mouvement ascensionnel vient relayer cette course horizontale en forme de surplace : avec son frère inexplicablement revenu, celui qui nous parle monte dans une sorte de télésiège qui les emporte tous deux loin au-dessus des montagnes et des lacs, là où « il n’y a plus rien, ni air, ni eau, ni émanation gazeuse d’aucune sorte ». Rêve ? Passage pour de bon dans un autre monde ?... Aucune certitude ne viendra ici nous rassurer : suivant jusqu’au bout le mouvement impulsé par son hypothèse narrative initiale, Wolfgang Hermann nous laisse suspendus dans le monde vertigineux qu’il a lentement ouvert sous nos pas.

 

P. A.

 

(1) Bourgois, janvier 2025, voir ici

(2) Après Adieux sans fin (2017) et Monsieur Faustini part en voyage (2021), déjà traduits par Olivier Le Lay et publiés chez Verdier

 

Illustration : Charon traversant l’Achéron, gravure de Gustave Doré, 1861 

(https://www.dol-celeb.com)

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V
Pierre Ahnne, on se demande toujours si le texte que vous écrivez n'est pas plus apte à nous nourrir et à nous satisfaire que celui dont vous parlez...! Bravo, c'est un régal de vous lire.
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P
Vous me faites rougir !