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Critique littéraire, billets d'humeur, entretiens avec des auteurs...

Un perdant magnifique, Florence Seyvos (L’Olivier)

On s’étonne d’emblée du titre. Comment, se dit-on d’abord, peut-on prendre pour titre une formule aussi stéréotypée et rebattue ? De plus, très vite, on se rend compte que le perdant magnifique dont il s’agit n’est pas un perdant magnifique…

 

Il s’appelle Jacques. Il a épousé la mère divorcée d’Irène et d’Anna. Celle-ci nous parle, et raconte la dernière année de son beau-père, mort quand elle avait l’âge du bac. De fréquents retours en arrière dans son enfance et son adolescence complètent le récit.

 

« Que serons-nous pour Jacques ? »

 

Jacques est un homme d’affaires qui fait de biens mauvaises affaires. Surtout, il a la manie de se lancer dans des dépenses extravagantes avec l’argent qu’il n’a pas. Sa femme passe son temps à essayer comme elle peut de payer les dettes et d’éviter, toujours de justesse, la catastrophe. Jacques n’est donc pas vraiment un perdant : c’est plutôt un irresponsable. Égocentrique, tyrannique à ses heures, il aime sans conteste son épouse et ses filles, et cette dualité même l’empêche d’être le personnage réellement excessif (dans la noirceur ou la passion) que voient en lui celles qui l’entourent. S’il a pour Anna et Irène « une admiration éperdue », c’est qu’une solidarité secrète le lie à elles : il est un autre enfant. Ce roman est une histoire d’enfants. Jacques, Irène, Anna, leur mère même, convaincue d’avoir épousé « un homme exceptionnel », sont les nouveaux Enfants terribles.

 

Jacques a beau ne pas être magnifique, il est l’objet, de la part des trois femmes, d’une curieuse fascination. « Je n’aurais pas supporté de rester dans ma chambre », dit Anna, qui tient compagnie pendant de longues soirées à ce beau-père insomniaque. « Je n’aimais pas l’idée de n’avoir pas été là », dit-elle ailleurs, « pour accueillir la lettre » crachée par le fax en l’absence du même, reparti pour des pays lointains. S’il arrive parfois à la jeune fille « de désirer qu’il sorte de [leur] vie », ce n’est là que l’envers de l’étrange attachement qui lui rend « insupportable » l’idée d’une éventuelle grossesse de sa mère – « Que serons-nous pour Jacques s’il a un enfant à lui ? »

 

« Plus excitant qu’une famille »

 

On l’aura compris, ce n’est pas l’histoire de Jacques. C’est l’histoire d’une obsession dont il n’est, comme « une sorte de trou noir », que le centre. Le récit dessine un univers resserré, dans le temps (une année) comme dans l’espace : Abidjan, où beau-père, mère et filles ont vécu un temps tous les quatre, Le Havre, où Anna et Irène, retournées en France avec leur mère, ne revoient Jacques que quelques semaines par an, mais, à chaque fois, une maison, dont on ne sort pratiquement pas. Avec l’argent, toujours manquant, les objets qui arrivent dans ces demeures ou qui en sortent jouent un rôle essentiel : meubles frénétiquement acquis par Jacques, meubles revendus par sa femme, voire saisis, bague dont la mère espère tirer une bonne somme mais qu’un « crapaud », comme chez Duras, dévalue, tout est décrit avec une précision extrême. Et cette écriture minutieuse mais épurée tisse bien, peu à peu, le cocon de l’obsession. Pas, ou si peu, d’extérieur à ce monde-là ; les filles ont des copains bien vagues, et l’absence de toute relation amoureuse ou sexuelle chez ces grandes lycéennes ajoute à l’atmosphère étrangement étouffante. L’existence semble saturée par une figure qui se dérobe : Jacques.

 

Comme toutes les obsessions, celle-ci, vue du dehors, resterait incompréhensible et hermétique. On y entre parce que Florence Seyvos nous y transporte, par la grâce de ses héroïnes. Car le titre qui nous faisait tiquer tout à l’heure était décidément et ironiquement trompeur : Anna, Irène, leur mère, voilà les vrais personnages du roman. Le roman d’une adolescence : l’histoire de deux filles que deux ans seulement séparent, qui grandissent comme elles peuvent et, quand leur mère a rejoint qui vous savez en Afrique, en profitent « pour inviter des amis, pour mettre la musique à fond (…), se soûler, sécher les cours » ; le portrait d’une drôle de famille, « plus excitant[e] qu’une famille ». Jacques est le ciment qui lui donne l’impression de « form[er] un tout », le vide qui la fait tenir.

 

Quand il mourra, ce sera l’éclatement de cette structure, et l’entrée, pour les deux sœurs, dans l’âge adulte, au terme de ce qui constitue un singulier récit d’apprentissage. De quoi ? On se doute que ces commencements atypiques ont déterminé pour toujours la vie d’Anna, mais on n’en saura pas davantage sur le sujet. Et le silence, pour le moins inhabituel dans ce genre d’histoires, sur la découverte de l’autre sexe et les premiers émois, est bien mystérieux… Mais les non-dits font partie intégrante du dispositif, dont ils sont une pièce essentielle : si le texte sonne vrai, c’est, comme toujours, grâce à ses profondeurs muettes.

 

P. A.

 

Illustration : Paula Rego, La Famille, 1988 (https://arthive.com)

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